Prorogation de l'état d'urgence sanitaire: un pas de plus vers l'autoritarisme?

La Gare de l'Est, à Paris, le 17 mars. Photo Benoît Tessier. Reuters
La Gare de l'Est, à Paris, le 17 mars. Photo Benoît Tessier. Reuters

Si la France traverse une période totalement inédite depuis plusieurs semaines, l’entorse faite à l’Etat de droit l’est tout autant. Le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Jean-Marie Burguburu, indiquait dans un entretien avec Médiapart qu’il y a «un risque d’accoutumance aux mesures de contrôle» et regrettait que «les saisines des ministères restent rares, il y a du travail à faire pour qu’elles deviennent spontanées. Nous avons dû, par exemple, nous autosaisir de la question du traçage numérique». Les objectifs de protéger la santé de la population, et de permettre une reprise progressive de la vie de la Nation justifient de plus en plus le fait de s’affranchir volontairement des garanties que devrait exiger un Etat de droit, comme si celles-ci constituaient des obstacles à l’action politique. Le risque est de voir cette représentation de l’Etat de droit s’étendre à une partie de la population qui, avec la crainte légitime de la menace sanitaire, ne serait plus vigilante face à ce qui mutile nos libertés.

En 2017, Jacques Toubon déclarait déjà au sujet du dernier projet de loi antiterroriste : «Il est vrai que la sidération des Français n’a fait que renforcer leur tendance historique à préférer la culture de l’Etat plutôt que celle du droit et de la justice.» Aujourd’hui, ce sont les mêmes questions qui se posent au moment où doit être voté le projet de loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire. Ainsi, la «crainte renouvelée d’une pérennisation de ce nouveau régime d’exception» est notamment formulée par le Syndicat de la magistrature dans ses observations sur le pré-projet en date du 1er mai 2020. Droit et justice sont les victimes collatérales de l’état d’urgence sanitaire et, plus généralement, des législations d’exception.

C’est dans ce contexte que se trouve actuellement débattu un projet de loi qui, selon les directives du gouvernement, pourrait élargir le champ des personnes habilitées à constater les infractions aux mesures de l’état d’urgence, alors que les dérives policières sont déjà nombreuses, permettre une mise en quarantaine des personnes infectées dans certaines conditions, ou encore créer une base de données afin de réaliser des enquêtes épidémiologiques.

Une altération croissante du droit

Le fait que le besoin de libertés soit actuellement réaffirmé par certains, mais plus négligeable pour d’autres, contribue à la tendance d’altération croissante du droit. Derrière la banalisation de l’état d’urgence sanitaire, se profile également celle des discours protecteurs sur les libertés et l’équilibre entre les institutions qui, faute d’être pris au sérieux, s’exposent à une forme de décrédibilisation. Or, il serait inquiétant, voire dangereux pour notre démocratie, de considérer que le droit s’oppose à l’action publique lorsqu’il est précisément censé la guider et l’encadrer afin d’éviter les dérives ou, à défaut, d’en minimiser les effets. Il ne s’agit point d’entraver l’action publique mais, a minima, de garantir que les mécanismes constitutionnels existants soient respectés, et surtout fonctionnels.

A ce sujet, une dérive particulièrement inquiétante de notre démocratie provient du fait que la loi instaurant un dispositif d'«état d’urgence sanitaire», promulguée le 23 mars 2020, n’a fait l’objet d’aucun contrôle par le Conseil constitutionnel, dont c’est pourtant le rôle. Dans une décision en date du 26 mars 2020, le Conseil constitutionnel a même suspendu les délais applicables à la question prioritaire de constitutionnalité, «compte tenu des circonstances particulières de l’espèce». Pourtant, quelques mois plus tôt, Laurent Fabius qualifiait la QPC de «révolution de velours» au service du citoyen, et se félicitait du fait que cette institution soit «reconnue comme une véritable Cour constitutionnelle» après avoir été qualifiée de «chien de garde de l’exécutif»…

Une lacune similaire à celle relatée supra concerne le Conseil d’Etat, au sujet duquel le professeur Paul Cassia a pu affirmer qu’il était «un organe de labellisation juridictionnelle des décisions prises par le Premier ministre, lui-même membre de cette institution». Précisons que la Haute juridiction administrative a rejeté l’essentiel des recours qui lui ont été soumis par diverses associations (associations de soignants, associations humanitaires…), qui sont pourtant quotidiennement en première ligne face à la crise sanitaire, notamment afin de pallier les carences et le manque de moyens des services publics.

L’annihilation des contre-pouvoirs

Dans le même registre, les ministères peinent à spontanément mobiliser la Commission nationale consultative des droits de l’homme, institution nationale de promotion et de protection des citoyens, comme s’en étonne son président lui-même. Dans un avis du 28 avril 2020, cette institution s’inquiétait à juste titre d’une mise en cause de l’équilibre des pouvoirs, et concluait son avis par : «La France clarifie sa position à l’égard de la nature des dérogations prises au nom de l’état d’urgence sanitaire en faisant les notifications prévues par l’article 15 de la CEDH et l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.» Rappelons que l’article 15 de la CEDH est une clause dérogatoire ménageant aux Etats contractants la possibilité, en cas de circonstances exceptionnelles, de déroger, de manière limitée et supervisée, à leur obligation de garantir certains droits et libertés protégés par la Convention. Sur le plan juridique, le recours à cet article ne permet donc pas de s’affranchir de la supervision et du contrôle des mesures d’exception prises par le gouvernement, ce qui est pourtant le cas.

L’annihilation des contre-pouvoirs se rajoute ainsi à l’aspect autoritariste des mesures qui ont été prises par le pouvoir exécutif. Cette neutralisation du débat contradictoire doit impérativement mettre en exergue la responsabilité, et en aucun cas l’immunité, du gouvernement devant son choix de concentrer les pleins pouvoirs. Dans une note confidentielle révélée par Mediapart, le conseil scientifique prévenait : «L’exclusion des organisations de la société civile peut facilement ouvrir la voie à la critique d’une gestion autoritaire et déconnectée de la vie des gens. A l’inverse, leur participation leur donnera une forte légitimité pour prendre la parole au nom de la société et formuler des propositions.» Bien que le libellé de cette idée laisse à penser que cette participation viserait surtout à faire taire les critiques, il n’en demeure pas moins que l’autonomie quasi illimitée du gouvernement est une réalité, susceptible de présenter à terme une menace pour l’équilibre social de notre pays, si ce n’est déjà le cas.

La défaillance du pouvoir législatif à s’affirmer face au pouvoir exécutif, et l’absence d’un contrôle juridictionnel réellement effectif de l’action gouvernementale, soulèvent une autre question relative à la responsabilité des pouvoirs publics. Si, selon les propos du professeur Paul Cassia, le Conseil d’Etat a servi d’«organe de labellisation juridictionnelle», qu’en est-il du contrôle qui pourrait demain être exercé sur la responsabilité administrative ou pénale des pouvoirs publics ?

Responsabilité politique

Sur le plan de la responsabilité pénale, la liste des plaintes déposées pour mise en danger ne cesse de s’allonger. Cependant, il s’avère que la responsabilité de cet état de fait ne concerne pas seulement le gouvernement, mais aussi les contre-pouvoirs et organes de contrôle juridictionnel, dont nous avons évoqué supra la défaillance flagrante. Dans un premier temps, le pouvoir exécutif pourra probablement compter sur la subordination du parquet, mais d’autres plaintes aboutiront probablement lors de l’ouverture d’informations judiciaires, et seront donc soumises à la décision d’un juge indépendant. Le juge pénal pourra-t-il dans ce cas se référer à une responsabilité politique, alors que celle-ci est en pratique inexistante en matière de droit.

Dans de telles circonstances, ce n’est pas par hasard que des maires contredisent le gouvernement en refusant, par exemple, de rouvrir les écoles en mai, craignant d’être tenus pour responsables en cas de contaminations. Notons également à ce sujet que 138 députés et 19 sénateurs LREM ont signé une tribune, dimanche 3 mai 2020, afin de demander une protection juridique pour les maires. Cette initiative révèle sans doute leurs propres inquiétudes d’être montrés du doigt pour ne pas avoir assumé leur rôle de contre-pouvoir.

Le gouvernement doit cesser de considérer les libertés, et les principes d’un Etat de droit, comme des entraves à son action lorsqu’il les estime incompatibles avec son niveau d’ambition. La sauvegarde du droit, ainsi que l’adaptation de notre démocratie aux mesures de crise, permettraient indéniablement de limiter la responsabilité pénale des responsables publics de tous niveaux, y compris celui des dirigeants du pouvoir exécutif.

Vincent Brengarth, avocat au barreau de Paris.

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