Qu’importe le courroux de la Chine

Guantanamo résonne dans tous les Etats de droit comme un avertissement. C’est l’exemple d’une dérive sécuritaire totalitaire qui méprise l’ordre constitutionnel, les droits fondamentaux, l’Etat de droit, la démocratie. Guantanamo, c’est l’exemple de l’arbitraire, tant il a été démontré que les personnes qui y sont détenues ne sont le plus souvent coupables d’aucun crime. Guantanamo est une abomination qui marquera durablement du seing de l’infamie une démocratie pourtant fondatrice. La mise en place d’un tel lieu de détention est bien davantage qu’une erreur, c’est une faute et l’on prend toute la mesure de son ampleur lorsque l’on se trouve contraint d’en envisager la fermeture. Comment fermer Guantanamo? C’est un casse-tête sur lequel planche l’administration Obama depuis le premier jour et la réponse lui appartient. La question qui se pose à la Suisse porte sur l’aide qu’elle peut apporter à ce processus de retour au droit et à la démocratie. C’est dans ce processus que s’inscrit notamment l’accueil de deux détenus ouïgours présenté par Le Temps du 9 janvier comme «le dilemme suisse», comme s’il s’agissait simplement d’un choix dans nos relations internationales entre froisser les Etats-Unis en les refusant ou la Chine en les accueillant.

Le choix n’est pas là. Ce que le Conseil fédéral a salué dans la première décision du mandat du président Obama, c’est la condamnation d’une situation qui viole gravement les Conventions de Genève, dont la Suisse est dépositaire, et plus largement toutes les garanties fondamentales en matière de droits de l’homme. Dès lors que les deux Ouïgours sont innocents de tout acte criminel, leur détention ne peut se concevoir. Ils doivent en conséquence être libérés. En bonne logique, ils devraient dès lors pouvoir retourner chez eux mais l’on sait qu’ils seront alors persécutés en Chine, comme les autres membres de leur groupe. Le Xinjiang est en effet une région sous étroite surveillance politique de la part de Pékin. Les émeutes de 2009 y résonnent encore, de même que les procès des émeutiers pour lesquels les condamnations à mort tombent dans un élan répressif dont l’arbitraire ne le cède en rien à Guantanamo.

C’est vrai, ces deux Ouïgours devraient pouvoir rentrer chez eux. Encore faut-il rappeler que le premier a quitté un pays dans lequel on torture son peuple et son frère ensuite pour le retrouver. Leur but était de fuir l’oppression pour s’installer dans un pays libre. La situation des Ouïgours en Chine leur permet incontestablement de demander l’asile en Suisse car ils ont droit au statut de réfugié (art. 3 LAsi), garanti à toute personne qui dans son Etat d’origine ou dans le pays de sa dernière résidence, est exposée à de sérieux préjudices ou craint à juste titre de l’être en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social déterminé ou de ses opinions politiques. Sont notamment considérées comme de sérieux préjudices la mise en danger de la vie, de l’intégrité corporelle ou de la liberté, de même que les mesures qui entraînent une pression psychique insupportable. En l’espèce, ces deux frères sont exposés à des persécutions dans leur Etat d’origine, la Chine, comme dans le pays de leur dernière résidence, les Etats-Unis, qui les ont détenus sans droit si longtemps.

Il est vrai que l’on prétend que certains anciens détenus de Guantanamo auraient rejoint des groupes terroristes. Sans doute espérait-on que ces personnes, détenues illégalement durant des années dans les pires conditions, auraient la bonté de remercier leurs geôliers en sortant: «Merci pour l’accueil, nous reviendrons avec plaisir et mes hommages à Madame…» Guantanamo est aussi une aberration politique car c’est une usine à haine. Ceux qui n’avaient aucun motif d’en vouloir aux Etats-Unis ou plus généralement à l’Occident en y entrant, en ont une multitude en en sortant! Dans la situation de stigmatisés qui est la leur à leur sortie, où irons-nous si le seul accueil qu’ils puissent espérer est celui de groupes terroristes? Que ferons-nous si nous leur montrons que la démocratie les traite plus mal encore que la dictature?

Le sentiment d’humanité ne peut que nous mener à l’empathie. L’accueil de ces hommes est le seul moyen de notre propre rédemption et de notre sécurité. Nous avons là une dernière possibilité de leur montrer que la démocratie est le respect des libertés de chacun, que l’Etat de droit est la garantie de leurs droits fondamentaux, que leur sécurité parmi nous est la nôtre. Si nous pensons réellement que notre choix est seulement entre froisser les Etats-Unis ou la Chine, nous sommes vraiment tombés bien bas. Souvenons-nous que leur choix à eux est entre la liberté chez nous ou la persécution ailleurs et demandons-nous ce que nous aurions gagné à les rejeter vers des groupes terroristes.

Philippe Currat, avocat et spécialiste des droits de l’homme.