Qualifier « de “laxiste” la politique monétaire de la BCE est un contresens »

L’histoire serait entendue. La politique monétaire « laxiste » menée depuis de trop longues années par la Banque centrale européenne (BCE) serait à l’origine des taux négatifs qui caractérisent aujourd’hui les dettes française et allemande. La politique d’« argent gratuit » jouerait ainsi un rôle de distorsion économique que l’on aime à comparer à une prise de drogue, poussant les taux d’intérêt à la baisse de façon artificielle. Selon cette approche, Mario Draghi serait ainsi devenu l’acteur d’une expropriation des épargnants européens.

Un narratif qui pourrait être séduisant, mais qui résiste difficilement à l’observation des faits.

Associer taux bas et politique monétaire laxiste trouve sa première contradiction dans le fait que l’inflation en zone euro reste faible, trop faible en réalité, à 1,1 %. Une politique accommodante devrait pourtant produire un résultat inflationniste pour mériter ce qualificatif. Ce qui n’est pas le cas en zone euro.

Dans un second temps, et en suivant cette même logique, il faudrait alors qualifier la Banque centrale turque de « restrictive », puisque ses taux directeurs sont proches de 20 %, alors que l’inflation a été de 49 % en mai, tandis que les taux à long terme dépassent 14 %. Et ne parlons pas du Venezuela (taux proches de 30 %) ou de l’Argentine (60 %). Un tour d’horizon international a ainsi plutôt tendance à dévoiler une réalité contre-intuitive, liant taux bas et faible inflation, taux élevés et forte inflation.

Selon ce nouveau schéma, la qualification de « laxiste » d’une politique de taux faibles apparaît comme un contresens, et plus particulièrement encore lorsque les taux d’intérêt à long terme arrivent en territoire négatif.

Cible mouvante

Un taux d’intérêt à long terme reflète avant tout les anticipations de croissance et d’inflation d’un pays ou d’une zone économique. Ainsi, la baisse des taux d’intérêt à long terme des Etats européens depuis l’automne 2018 témoigne de la baisse des prévisions de croissance qui ont touché la zone euro ces derniers mois. Une vision qui n’est pas restée cantonnée aux marchés financiers, puisque le Fonds monétaire international et la Commission européenne partagent ce constat, et ont également révisé à la baisse leurs prévisions. Et c’est ici qu’une mise en cause de la BCE pourrait intervenir : non pas pour souligner le caractère « laxiste » de sa politique, mais bien pour accuser son orientation dangereusement restrictive, passée comme actuelle.

Selon les traités européens, la BCE se doit de veiller à la « stabilité des prix » et dispose, pour y parvenir, de la faculté de modifier les taux d’intérêts directeurs. Dans une situation d’expansion économique qui serait jugée trop forte, la BCE relève ses taux afin d’éviter la surchauffe ; tout comme elle oriente ses taux à la baisse lorsque l’économie connaît un ralentissement susceptible de faire chuter l’inflation à un niveau inconfortablement bas.

En jouant ainsi avec les taux, l’objectif d’une Banque centrale est de se rapprocher au plus près de ce qui est appelé le « taux d’intérêt naturel », c’est-à-dire le taux d’intérêt théorique qui permet à une économie de croître de façon équilibrée, entre plein-emploi et stabilité des prix. La difficulté de la tâche est que ce taux d’intérêt naturel variant au gré des fluctuations économiques elles-mêmes, il s’agit d’une cible mouvante. Une menace de récession a pour effet de faire chuter ce taux ; une anticipation d’accélération économique le fait progresser. Et il appartient alors à la Banque centrale de s’adapter.

Voilà pourquoi une banque centrale est bien avisée de réagir rapidement pour rester au plus proche du taux naturel lorsque les conditions économiques se détériorent, car une absence de réaction conduit le taux d’intérêt naturel à plonger, et à s’éloigner du taux fixé par la Banque centrale. Et plus elle tardera à réagir, plus ce taux naturel s’enfoncera. L’inaction n’est pas neutre dans un système en constante évolution ; elle est une action restrictive par passivité, entraînant l’économie dans le tumulte de la récession.

Action mais avec retard

C’est exactement cela qui est arrivé en Europe lors de la dernière décennie. Lorsque la BCE s’est finalement décidée à porter ses taux d’intérêts à 0 % en 2014, les estimations théoriques du taux naturel étaient alors proches de – 5 %. La politique monétaire n’avait donc rien de « laxiste ».

Mais il était alors impossible d’aller plus loin en faisant passer les taux directeurs en territoire négatif. Ce qui a conduit la BCE à mettre en place sa politique d’assouplissement quantitatif afin de corriger les dégâts causés par ses erreurs passées. L’assouplissement quantitatif et son lot de désagréments n’ont finalement été que la séance de rattrapage d’une BCE trop passive.

Or, ce plan a été arrêté à la fin de l’année 2018 alors que les menaces relatives à la guerre commerciale planaient déjà à l’horizon. Il n’en fallait pas plus pour voir les prévisions de croissance et d’inflation chuter une nouvelle foi, entraînant avec elles le taux d’intérêt naturel. Une passivité qui va, là encore, jouer un rôle restrictif en provoquant la chute vertigineuse des taux d’intérêt à long terme, aussi bien en France qu’en Allemagne. Les marchés anticipent logiquement que la BCE sera contrainte à l’action à l’avenir, tout en intériorisant sa propension à réagir avec retard.

L’ironie de la situation actuelle est que ce sont ceux qui se sont le plus opposés à une action de la BCE – Allemagne en tête – qui sont les premiers responsables des taux négatifs en Europe, comme l’expliquait l’économiste américain Scott Sumner. Paradoxalement, seule une politique monétaire plus agressive, par exemple une redéfinition assouplie des objectifs de la BCE, permettrait une accélération économique et un retour à la « normalité » des taux d’intérêts.

Nicolas Goetzmann (Responsable de la recherche et de la stratégie macroéconomique à la Financière de la Cité)

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