Quand la Bosnie entrera dans l’Union européenne

Le 3 octobre 2010, quelque 3 millions de citoyens de Bosnie-Herzégovine sont convoqués aux urnes pour les élections générales, les septièmes du genre depuis l’instauration du système pluripartite en 1990. Les élus auront la redoutable tâche de sortir leur pays d’une crise sans pareille depuis la fin de la guerre, il y a 15 ans. Qu’est-ce qui a pu mener ce pays au bord de l’implosion? Et comment sortir la Bosnie de cette impasse?

Les carences de l’Accord de Dayton (signé à Paris le 14 décembre 1995), entérinant l’existence de deux entités et privilégiant une excessive décentralisation au détriment du pouvoir central, apparaissent plus que jamais au grand jour. Bouée de sauvetage à l’origine, cet accord est devenu une camisole de force empêchant une refonte structurelle du pays. Si le Bureau du haut représentant (OHR) de la communauté internationale fut efficace jusqu’en 2005, renforçant l’Etat central, réformant l’économie, introduisant des changements constitutionnels, ce n’est plus le cas depuis. Pire, il a perdu toute crédibilité aux yeux des Bosniens. Le manque de coordination et de cohésion, quand il ne s’agit pas de rivalités de personnes, est à l’origine des multiples erreurs. A côté d’un OHR en perte de vitesse, dont on annonce la fermeture depuis fin 2005, différentes initiatives visant à forcer un accord entre politiques bosniens ont vu le jour: elles ont toutes lamentablement échoué. La dernière date de fin 2009: le dit «processus de Butmir» – de toute évidence préparé à la va-vite, omettant par-dessus le marché d’impliquer le haut représentant – comptait extorquer de modestes changements constitutionnels au prix de quelques concessions. Même un tel accord a minima ne trouva pas grâce aux yeux de l’élite politique du pays.

Les errances de la communauté internationale n’expliquent pas à elles seules le fiasco actuel. Depuis 2006, l’opposition viscérale entre Milorad Dodik (premier ministre tout-puissant de l’entité «serbe») et Haris Silajdzic (membre bosniaque de la présidence de la Bosnie) prend en otage la scène politique. Arc-bouté sur une Republika Srpska fonctionnelle, une fortune personnelle conséquente et le soutien complaisant des autorités de Belgrade, Dodik joue les provocateurs. Bien que soupçonné d’être en relation directe avec le monde du crime organisé, le premier ministre de l’entité serbe échappe à la justice et ne se prive pas de critiquer régulièrement de manière méprisante les Bosniaques, de braver systématiquement les prérogatives du pouvoir central, et de défier – lorsqu’il ne le ridiculise pas – l’OHR. Cette perfide stratégie permet à Dodik de s’opposer à toute réforme.

Si, lors des élections à venir, le représentant de la communauté bosniaque Silajdzic risque de perdre des plumes, probablement au profit de l’Union pour un meilleur futur – nouveau parti créé par le magnat de presse et propriétaire du quotidien Dnevni Avaz, Fahrudin Radoncic –, rien n’indique que l’étoile de Dodik viendrait à pâlir.

Confronté d’une part aux excentricités et extravagances d’un Dodik et, d’autre part, aux limites d’une «démocratie (mal) contrôlée» par la communauté internationale, il faut introduire une rupture, oser le changement. Premièrement, la communauté internationale, plus particulièrement les pays membres de l’UE, doit se montrer plus unie et cohérente. D’où le nécessaire alignement des différentes politiques menées actuellement en Bosnie; ceci au profit d’une approche commune faisant autorité. La Turquie peut servir ici d’exemple: ce pays s’est engagé depuis plusieurs années avec autant de détermination que de succès dans une politique centrée notamment sur l’amélioration des relations de la Bosnie avec la Croatie et la Serbie. La Turquie a gagné en visibilité et en respect; cela se sait et l’exemple mérite d’être suivi.

Deuxièmement, la communauté internationale doit engager rapidement avec les autorités nouvellement élues un partenariat fondé sur une responsabilité partagée et un agenda convaincant. Le partenaire bosnien doit être clairement désigné et responsabilisé. Nous ne songeons pas ici à la présidence tripartite qui devrait être cantonnée à un rôle essentiellement honorifique, mais au Conseil des ministres, qui recevrait ainsi plus de poids. Dans un premier temps, le partenariat porterait sur la mise en œuvre d’un programme national de réformes ciblant les mesures liées à la fermeture du OHR et à l’adhésion à l’UE. Pas de révolution, mais un train de mesures centrées sur des objectifs réalistes.

L’adoption des multiples normes européennes contraindra les partis bosniens à forger progressivement un nouveau consensus. Il faut être réaliste, les changements constitutionnels et autres réformes d’ampleur viendront bien plus tard et ne pourront être imposés de l’extérieur.

Troisièmement, il importe de prendre en compte le fait que l’adhésion n’est pas à l’ordre du jour. Alors que l’on envisage aujourd’hui celle de la Croatie et de la Serbie, il serait cependant inadmissible de laisser la Bosnie sur le bas-côté. La mise en place du service diplomatique européen doit accorder une attention particulière aux Etats fragiles que sont la Bosnie et le Kosovo. Des mesures spécifiques doivent être envisagées en faveur de ces pays; nous songeons notamment à une intégration sectorielle dans les domaines de l’économie, de l’agriculture, de l’éducation et de la recherche. La nomination d’un haut représentant pour les Balkans – mesure actuellement envisagée par Catherine Ashton, haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité – faciliterait certainement la mise en œuvre d’un tel programme.

Quatrièmement, au nom de la coopération régionale – critère d’adhésion à l’UE pour les pays des Balkans occidentaux –, la Bosnie pourrait, avec ses Etats voisins, prendre l’initiative de créer un Espace économique de l’Europe du Sud-Est. Sur le modèle de l’Espace économique européen des années 1990, un tel organisme garantirait aux pays concernés la participation au processus d’intégration économique de l’UE. Au-delà des intérêts économiques évidents, le poids politique des Balkans occidentaux se verrait ainsi renforcé et le processus d’adhésion s’en trouverait facilité. Un tel programme, consolidant l’Etat et assurant son intégration progressive à l’UE, peut sortir la Bosnie de l’impasse.

Wolfgang Petritsch, ancien haut représentant en Bosnie-Herzégovine (1999-2002), et Christophe Solioz, secrétaire général du Center for European Integration Strategies à Genève.