Quand la fiction tient lieu de programme

Comment un homme sans quasiment de programme peut-il devenir président ? C’est la question que posent les résultats du premier tour de l’élection présidentielle en Ukraine, qui a porté en tête, dimanche 31 mars, un humoriste, Volodymyr Zelensky, avec 30,2 % des voix.

Ce n’est pas la première fois qu’un comédien se lance dans une telle aventure. On se souvient de Coluche en 1980, qui fit trembler le monde politique français avec ses 16 % d’intentions de vote et, plus près de nous, de Beppe Grillo, dont l’ascension rapide en Italie a mené son parti, le Mouvement 5 étoiles, au pouvoir. Plus que des comédiens, ce sont d’abord des comiques, qui se sentent à leur place du fait que, pour eux, le spectacle que donnent les politiciens est risible. Comme le disait Coluche, « on me traite de rigolo, mais ce n’est pas moi qui ai commencé ! » Le fond commun de ces trajectoires éclair est donc la déconsidération de la politique comme métier.

Dans la série télévisuelle dont il est le héros, Serviteur du peuple, Volodymyr Zelensky incarne un professeur d’histoire propulsé à la tête du pays. Son personnage aurait sans doute pu exercer une autre profession. Ce qui importe, en l’occurrence, c’est qu’il n’est pas un produit du système. Sur ce point, il rejoint toute une mythologie cinématographique qui nous a préparés à cette situation : Bienvenue Mister Chance (Hal Asby, 1980), où les conseils horticoles d’un jardinier sont pris pour des oracles par le pouvoir ; Forrest Gump (Robert Zemeckis, 1994), cette histoire d’un simple d’esprit mêlé aux grands événements que vit l’Amérique, et, moins connu mais beaucoup plus proche de la geste ukrainienne, la série télévisée Hénaut président, dans laquelle l’humoriste Michel Muller jouait un obscur médecin de province métamorphosé en candidat à la présidence de la République et dont les épisodes furent diffusés pendant la campagne de 2007. La seule différence entre Muller et Zelensky est que le premier n’était pas candidat en vrai.

La réussite du profane contre l’élite

Qu’est-ce qui fascine dans ces récits ? C’est bien entendu la réussite du profane contre l’élite. La fin ou l’échec d’un monde gouverné par l’entre-soi. La victoire d’un homme « sans qualité », d’un homme ordinaire qui prouve qu’il est inutile d’avoir suivi de lourdes filières administratives pour diriger un pays. Dans ce pays où l’on accuse le président, Petro Porochenko, de couvrir la corruption de ses proches, on imagine le retentissement que peut avoir auprès des spectateurs le comportement d’un personnage dont le but revendiqué est de lutter contre les oligarques et qui affirme : « D’où tenez-vous que les serviteurs du peuple doivent mieux vivre que ceux pour qui ils travaillent ? »

Point n’est besoin de décliner une liste de promesses IRL (« in the real life ») quand la fiction tient lieu de programme. Dans ces conditions, le candidat a pu se permettre de refuser tout débat et de substituer des spectacles aux meetings. Il lui suffit d’être lui-même, c’est-à-dire une personne qui n’appartient pas au sérail et un personnage porteur de valeurs et d’une morale que chacun peut s’approprier.

Nous entrons dans une nouvelle ère du pouvoir médiatique, qui n’est plus fondée sur le poids de la réalité mais sur l’emprise des séries où évoluent des êtres que la répétition des épisodes nous rend familiers, au sens où ils appartiennent presque à notre famille. Pour sa campagne de 2007, Sarkozy avait mis toute son énergie dans la présence sur le terrain, d’où il envoyait ses messages télévisés comme autant de cartes postales. Cette stratégie ubiquiste est devenue si banale, si peu distinctive, qu’elle a perdu de sa force, à mesure qu’une partie du public perdait confiance dans les médias d’information. Dans ce contexte, la fiction, comme l’histoire contrefactuelle, sont devenues le lieu où s’expérimentent les hypothèses et s’éprouve la vérité.

Qu’est-ce qui se passerait si le président des Etats-Unis était un Noir ? Une femme ? Des séries américaines nous ont habitués à ce type de questions. Qu’est-ce qui passerait si un homme issu du peuple arrivait au pouvoir ? La réponse est dans le titre : Serviteur du peuple. Et c’est bien de cette façon que Zelensky use de la fiction. En donnant à son parti le même nom que la série, il a accrédité l’idée qu’il ne fallait pas « suspendre son incrédulité » devant la fiction, comme le prônait le poète Coleridge, mais qu’il fallait prendre au sérieux ses propositions, les regarder comme une réalité en puissance, virtuelle au vrai sens du terme, qui n’attend que les électeurs pour prendre consistance. Cet usage de la fiction peut être efficace pour ceux qui en sont les héros, mais il risque d’être déceptif. Car, si la fiction anticipe parfois sur la réalité, elle peut aussi n’être qu’un rêve. Et, dans ce cas, le réveil est parfois brutal.

François Jost est professeur émérite à la Sorbonne-Nouvelle. Spécialiste des médias, directeur honoraire du Centre d’études sur les images et les sons médiatiques (CEISM), il dirige la revue Télévision (CNRS éditions) ainsi que la collection « A suivre » aux éditions Atlande. On lui doit Le Culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité (CNRS Editions, 2013), Les Nouveaux Méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal (Bayard, 2015) ou encore Pour une éthique des médias (Editions de l’Aube, 2016).

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