Quand l’Asie s’empare de Rousseau

Statue of Jean-Jacques rousseau by night, Geneva, Switzerland. © 123rf
Statue of Jean-Jacques rousseau by night, Geneva, Switzerland. © 123rf

Rousseau, dont la Maison de Rousseau et de la littérature fête mercredi le 305e anniversaire, est plus vivant que jamais. Un coup d’œil sur l’abondante littérature qu’il suscite à travers le monde suffit pour s’en convaincre. Deux exemples récents le démontrent.

The Age of Anger, A History of the Present (Farrar, Straus and Giroux, New York 2017), de l’Indien Pankaj Mishra, traite du désenchantement que la modernité inspire aujourd’hui sur toute la surface du globe. Grâce au développement de l’information, hommes et femmes n’ont jamais été aussi nombreux à être séduits par la liberté et la prospérité que promet le libéralisme triomphant. Mais ne cessent de grandir parallèlement la déception et la colère de tous ceux qui découvrent que ces promesses ne sont pas pour eux, qu’en vérité elles les excluent.

Regard indien

Pankaj Mishra attribue un rôle central à Rousseau, parce qu’il a dénoncé l’illusion du progrès apporté par la société commerciale moderne avant même qu’Adam Smith en ait défini les modalités. Plus lucide que les philosophes des Lumières, l’ombrageux Genevois, comme l’appelle Mishra, a compris que la comparaison envieuse, le désir d’imiter autrui dans la satisfaction de besoins artificiels alimentent un jeu truqué en faveur de ceux qui en tirent les ficelles. Ce dont les hommes ont vraiment besoin, c’est à la fois d’une liberté personnelle que chacun doit découvrir pour lui-même et d’une dignité qui reconnaît à chacun sa valeur et son rôle dans l’organisation sociale. Le Premier Discours condamne sans appel les politiques qui jugent les hommes par leur consommation, comme s’il s’agissait de bétail.

«Rousseau a été le premier, écrit Mishra, à exprimer le soupçon que la société commerciale, sous une apparence de légalité et de bon gouvernement, est en réalité conçue pour asservir la majorité au profit d’une minorité dont l’autorité est illégitime […]. Son souci obsessionnel de la liberté et de l’intégrité morale des individus, ajouté à son extrême répugnance face à l’inégalité et au changement, constitue un défi perpétuellement renouvelé aux arrangements politiques et économiques de notre temps.»

Pour Mishra, seul Rousseau a vu se creuser un gouffre, qui n’a cessé de grandir depuis, entre une minorité qui profite des fruits délicats de la modernité et l’immense masse condamnée à la superfluité et au déracinement. Il est une clé essentielle pour comprendre le monde actuel.

Regard chinois

Sous un tout autre angle, le Chinois Hongmiao Wu partage cette opinion. Dans La Volonté générale et la volonté du peuple (Rue Descartes, Paris 2015), ce linguiste utilise finement le Contrat social pour questionner la souveraineté du peuple dans la Chine d’aujourd’hui.

Le concept de volonté du peuple, souvent utilisé, en Chine comme ailleurs, à mauvais escient, semble à première vue proche de celui de volonté générale. Vague et imprécis, il est toutefois facile à manipuler par des instances qui s’estiment habilitées à percevoir, sonder, satisfaire ou exploiter la volonté populaire. Selon Wu, la volonté générale de Rousseau est au contraire parfaitement claire. Il y a dans chaque individu deux volontés, une volonté particulière en fonction de son intérêt spécifique et une volonté citoyenne capable de distinguer le bien commun. La volonté générale résulte d’une consultation au cours de laquelle, sur la base d’informations transparentes et d’une délibération personnelle, chaque citoyen formule un choix. L’addition de ces choix individuels constitue la volonté générale.

Empruntant la lorgnette de Rousseau, Wu montre que la prétendue volonté populaire n’est souvent qu’un abus de langage et que l’Internet et les réseaux sociaux, loin de faciliter les choses, font plutôt obstacle à l’établissement de la volonté générale…

Vote du Grand Conseil

L’actualité et la pertinence de Rousseau frappent aujourd’hui les esprits dans les deux plus grands pays du monde. Cela a quelque chose de piquant pour les Genevois qui savent ce que la pensée de Rousseau doit à notre minuscule république et combien Genève, à son tour, a subi l’influence de Rousseau, sur le plan politique au XVIIIe siècle et sur le plan moral au XIXe. La présence attendue de Mishra et Wu, en mars 2018, au Festival du film et forum international sur les droits humains, sera une occasion inespérée de remettre tout cela en lumière et d’éclaircir les malentendus dont la relation entre Genève et son grand écrivain demeure souvent empreinte.

D’ici là, le Grand Conseil devrait avoir donné son feu vert à la rénovation de la maison natale de Rousseau, dans la Vieille-Ville, pour abriter la Maison de Rousseau et de la littérature, centre de rayonnement à la fois de ce génial écrivain du passé et de la littérature d’aujourd’hui. Espérons que nulle mesquinerie n’entravera ce projet et qu’une juste place sera enfin accordée parmi nous à celui de nos concitoyens qui, avec Calvin, a exercé la plus grande influence, sur Genève et sur le monde…

Guillaume Chenevière, membre du conseil de fondation de la Maison de Rousseau et de la littérature.

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