Quand le masque tombe en Egypte

«L’Egypte est à la veille d’une révolution», affirme une vieille plaisanterie. «Et ça fait 5000 ans que ça dure.» Voilà longtemps que les Egyptiens n’avaient plus aucune illusion sur leur régime. Personne ne se gênait pour critiquer en privé le président Moubarak, que beaucoup appellent «l’âne». Sa supposée bêtise était l’objet de bien des blagues. Lorsqu’un chauffeur de taxi traitait «ceux qui nous gouvernent» de «chiens» (insulte bien plus grave en arabe qu’en français), les passagers ne s’étonnaient pas.

Pas besoin de chercher très loin les raisons de leur colère. Le chômage et le sous-emploi sont omniprésents. L’enseignement public est si médiocre que seuls ceux qui peuvent s’offrir une éducation privée ou disposent de relations bien placées peuvent rêver d’un emploi bien payé. Les universités d’Etat forment des masses de diplômés. Comme l’économie n’est pas en mesure de les employer, l’Etat crée année après année des postes alibis dans la fonction publique. Résultat: une administration pléthorique, sous-payée, qui a beaucoup moins intérêt à accomplir sa tâche consciencieusement qu’à profiter de toutes les occasions de soutirer quelque bakchich au citoyen.

Le système politique est officiellement une démocratie multipartiste. Mais le pouvoir met de tels obstacles à l’activité des partis que dans les faits, celui du président Moubarak règne sans partage. L’état d’urgence, en vigueur depuis l’assassinat du président Sadate, en 1981, lui permet de passer outre les règles de l’Etat de droit lorsque cela l’arrange. Un opposant sort du lot? On trouve une raison de le condamner, pour financement illégal ou un autre prétexte qui ne trompe personne. D’autres, moins en vue, sont emprisonnés sans procès, et comme nombre d’entre eux sont des islamistes, leur sort n’émeut guère en Occident. La police est aussi violente que corrompue, les inégalités sont criantes, l’environnement totalement dégradé.

Les Egyptiens vivent d’autant plus mal cette situation que leur pays a toujours été considéré comme une grande nation, «la mère de la civilisation», comme on l’appelle, le phare culturel du Moyen-Orient. Dans toute la région, on regarde les films et écoute des chansons produites au Caire. Mais même cet orgueil est blessé: en cinéma ou en musique, ce sont les années 50 qui font référence, la suite est considérée comme une longue décadence. Et la fierté d’être le leader des pays arabes a disparu après les accords de paix avec Israël, jamais vraiment acceptés par la population.

Et pourtant, le régime s’est maintenu. Pas depuis 5000 ans, mais depuis aussi longtemps que la majorité des Egyptiens, nés sous l’ère Moubarak, peut se souvenir. Il régnait une forme de résignation. «Râle si tu veux, mais ne t’avise pas d’essayer de changer quoi que ce soit», semblait dire le gouvernement. «Quand tout ce que tu peux faire n’a aucun résultat, tu laisses tomber», m’expliquait un ami. On se rabattait sur les quelques marges de liberté et les quelques avantages concédés par le gouvernement. L’extraordinaire sens de l’humour des Egyptiens leur fournissait une forme d’exutoire.

En privé, on ne se privait pas de railler le régime. En public, on affectait les formes de respect idoines, sans que personne n’imagine un instant qu’elles fussent sincères. «Nous sommes une société du comme si», expliquait un médecin à l’écrivain Max Rodenbeck. «Nous parlons des règles comme si nous avions l’intention de les suivre. Notre gouvernement agit comme si nous nous trouvions en démocratie. Certains de mes collègues ont obtenu leur diplôme de médecin par des voies détournées, mais ils se comportent comme s’ils étaient des praticiens expérimentés, parce qu’ils se sont présentés aux examens comme s’ils n’avaient pas soudoyé les examinateurs.»

Un autre ami traitait à tout bout de champ le président d’idiot et de voleur. Il m’a un jour confessé, gêné, qu’il allait voter pour lui. «Qui y a-t-il d’autre», se justifiait-il. L’opposition n’a jamais eu la chance de s’organiser efficacement. La société civile n’est pas assez structurée pour générer des figures rassembleuses. La seule force qui soit parvenue à former un mouvement organisé, malgré le régime, ce sont les Frères musulmans.

C’est l’une des principales raisons pour lesquelles l’Occident a soutenu Moubarak envers et contre tout. Les Egyptiens, qui n’ont pas été consultés, en ont payé le prix. Aujourd’hui, ce ne sont pas les islamistes qui mènent le soulèvement, mais M. et Mme Tout-le-monde. Qu’ils se reconnaissent ou pas dans les idées des Frères, ils ne sont plus d’accord de sacrifier leur liberté pour apaiser les peurs de l’Occident. C’est leur pays et ils entendent décider eux-mêmes de qui le gouvernera, à leurs risques et périls. Pour le reste, tout est à faire.

Par Pierre Cormon, journaliste.

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