Quand l’Europe s’accorde avec la Turquie au détriment de ses valeurs

A force de vouloir «  sauver l’Europe  », ses plus grands thuriféraires vont finir par l’enterrer encore plus vite. Dernier exemple en date  : l’accord, avec Ankara, de renvoi en Turquie de tous les migrants, y compris les réfugiés syriens arrivés en Grèce. Un projet que les Vingt-Huit et la Turquie doivent finaliser jeudi 17 et vendredi 18 mars à Bruxelles.

Les 28 Etats membres de l’Union, puis les députés européens, sont invités à l’avaliser pour résoudre la crise des migrants et, donc, «  sauver l’Europe  » qu’elle menace d’implosion, répètent les Allemands et la Commission de Bruxelles. Mais à quel prix  ? Celui de nos valeurs  ?

Peut-être que l’accord, finalement, sera conforme aux lois européennes et à une stricte lecture de la convention de Genève sur les réfugiés de 1951, si la Turquie s’engage à changer sa législation, pour que les Syriens puissent déposer des demandes d’asile en bonne et due forme dans le pays. Peut-être aussi que l’accord, poussé par la chancelière allemande Angela Merkel détruira le modèle économique des passeurs, en décourageant les Syriens de prendre la mer, et permettra l’instauration d’une véritable route légale d’accès à l’Europe.

Mais, sur le principe, que signifie le refus d’entrée des réfugiés en Grèce ? Très cyniquement, c’est espérer que la majorité d’entre eux vont se résigner à rester en Turquie, au plus proche de leur pays d’origine. D’autant que l’Europe a annoncé qu’elle ouvrirait son carnet de chèques pour envoyer des fonds aux ONG chargées de veiller à leur survie.

Le message envoyé par les Européens à ces populations qui fuient la guerre, la mort, l’absence d’avenir pour leurs enfants, est désastreux. Quelque 500 millions de citoyens qui vivent sur un continent riche, en paix depuis soixante-dix ans, ont accueilli 1,2 million de migrants en 2015, mais n’en peuvent déjà plus. Les opinions publiques sont inquiètes, les populistes eurosceptiques en embuscade, les partis traditionnels déstabilisés. Qui se souvient encore que c’est en Europe, dans l’immédiat après-guerre, que s’est forgé le droit d’asile moderne ?

Et que dire de la démonstration de faiblesse, du manque de vision stratégique de dirigeants prêts, pour se débarrasser du « fardeau » des migrants, à pactiser avec un président, Recep Tayyip Erdogan, dont les dérives autoritaires sont de plus en plus évidentes ? Ce dernier les nargue, en prenant sans vergogne le contrôle d’un des principaux quotidiens turcs, Zaman, en pleine négociation avec Bruxelles. Mais, quelques jours plus tard, au Conseil européen du 7 mars, par crainte de faire « échouer » la négociation de « sous-traitance » des migrants à la Turquie, les leaders européens se contentent de conclusions à la limite du ridicule : « Nous avons discuté de la situation des médias en Turquie… »

L’Union avait « snobé » le dirigeant turc, au début des années 2000, quand il travaillait encore dans la voie de la démocratie. Désormais, les Européens lui promettent la relance du processus d’adhésion, alors que son pays en pleine guerre civile contre une partie de sa population, les Kurdes, semble désormais trop loin des « standards » européens pour espérer rejoindre le club dans un avenir proche.

Que penser de la charte des droits fondamentaux, qui s’applique à toute l’Union, depuis 2009, et qui proclame la démocratie, la liberté, l’égalité, la dignité des personnes, l’Etat de droit ? Ces belles valeurs sont les dernières « cartouches » qui restent aux pro-européens, quand ils essayent de défendre l’Union et ses vertus. Parce que les autres ­arguments – l’Europe qui protège de la mon­­dialisation –, voilà longtemps que beaucoup en doutent.

La légitimité des institutions

Signer cet accord « turc » en l’état risque aussi d’abîmer la légitimité des institutions européennes. La Commission ne passe-t-elle pas son temps à répéter qu’elle est la « gardienne des traités » ? Or, depuis quelques jours, elle soutient, sans ciller, un accord qui prône le retour de populations vulnérables dans un pays au régime démocratique défaillant. Alors même que le Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies a jugé « illégales » les expulsions collectives de migrants figurant dans le projet, qui prendra encore la Commission au sérieux, la prochaine fois qu’elle distribuera des mauvais points à la Hongrie ou à la Pologne, pour cause de « risque d’atteinte à l’Etat de droit » ?

Ce n’est pas la chancelière allemande, qui, à cause de sa gestion très personnelle de la crise des migrants, entraîne les europhiles dans la mauvaise direction. Non concerté, son appel du mois d’août 2015 à l’accueil des Syriens, était peut-être naïf. Mais, bricolée en quelques jours, sa nouvelle « solution » turque arrive brutalement sur la table.

Plus que des mauvaises solutions

Les autres leaders européens portent tous leur part de responsabilité. Personne n’a eu le cran de suivre Mme Merkel, quand elle a ouvert les bras aux migrants et aux réfugiés. Personne ne l’a aidée, quand ces populations se sont toutes mises à vouloir aller en Allemagne. Certains faisaient comme si la crise ne les concernait pas – François Hollande, Mariano Rajoy, en Espagne, David Cameron au Royaume-Uni –, ou se barricadaient, refusant net de prendre leur part, comme Viktor Orban, en Hongrie. Et quand l’Allemagne a commencé à dire stop, il n’y avait plus que des mauvaises solutions sur la table : la fermeture de la route des Balkans, le « deal » avec la Turquie…

Longtemps, Bruxelles a été brocardé pour son côté « Bisounours » : en gardiennes de la démocratie et de la morale, ses institutions saluaient ou dénonçaient à tout-va tel ou tel développement international. Aujourd’hui, elle est obligée de prendre la réalité à bras-le-corps. Elle se voulait généreuse, ouverte, mais certains de ses peuples y rechignent. Ses partisans vont devoir, très vite, construire un nouveau discours justificatif, trouver de nouvelles valeurs à défendre, s’ils veulent qu’elle fasse encore un peu rêver.

Cécile Ducourtieux, correspondante à Bruxelles.

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