Quand l’Italie inaugure la «peuplecratie»

Les historiens diront sans doute que le 4 mars 2018 a marqué le passage de l’Italie dans une nouvelle phase politique dont l’issue s’avère incertaine. En effet, cette élection provoque plusieurs grands bouleversements politiques. Deux des principaux partis en compétition depuis des années ont été battus, le Parti démocrate (PD) de Matteo Renzi et Forza Italia de Silvio Berlusconi.

Le premier passe en dessous de la barre des 20 % à la Chambre des députés - seules données que nous utilisons ici -, soit près de 7 points en moins par rapport à 2013. Il recule jusque dans ses traditionnelles zones de force, en Italie centrale. Humiliation suprême, en Emilie-Romagne, son plus fort bastion, il obtient moins de suffrages que le Mouvement Cinq Etoiles (M5S). Le PD paye une législature de cinq ans qui, malgré une reprise récente de la croissance, laisse derrière elle un chômage encore élevé, de fortes inégalités et de la pauvreté. La personnalisation, la médiatisation à outrance et le style de Matteo Renzi ont provoqué une réaction de rejet. Enfin, les déboires du PD attestent une nouvelle fois de la profonde crise de la gauche réformiste européenne continentale et de l’ampleur de ses déchirements. Le PD, parti qui avait été personnalisé par Matteo Renzi, va donc devoir se refonder et se trouver un nouveau leader puisque son dirigeant a annoncé sa prochaine démission. La gauche de la gauche n’en a pas pour autant profité, elle ne dépasse que d’un souffle les 3 % nécessaires pour obtenir une représentation parlementaire.

Quant à Berlusconi, il atteint le plus mauvais score de l’histoire de son parti fondé il y a vingt-quatre ans. Les médias annonçaient son retour, les électeurs ont décidé de provoquer sa sortie, sans doute définitive cette fois. Forza Italia, parti personnel créé par et pour Silvio Berlusconi, entre dans une zone de fortes turbulences. Le dévissement de cette formation, tombée à 14 % des voix, crée un vide pour les modérés de droite en Italie alors que ceux-ci représentaient jusqu’ici une composante souvent décisive de l’électorat.

Face à ces deux perdants se dressent deux vainqueurs. Le M5S, qui était déjà, de peu, le premier parti en 2013, ne se contente pas de conforter sa position avec 32,6 % des suffrages. Il progresse partout dans le pays, mais surtout dans le Sud. Il exprime le cri de douleur de cette partie de la péninsule dont la situation économique, sociale et culturelle s’est profondément dégradée. La Ligue de Matteo Salvini enregistre une progression spectaculaire en passant de 4 % des voix en 2013 à 17,3 %. Elle a dépassé Forza Italia et, avec le parti post-fasciste Fratelli d’Italia qui avec 4,3 % des voix double son résultat de 2013, s’opère une droitisation de la coalition dite de centre droit. Elle a aussi fortement progressé dans l’Italie centrale mais n’a pas réussi à s’implanter dans le Sud. Il en résulte une géographie électorale plus contrastée que jamais. Le Nord appartient à la Ligue et à Forza Italia ; le Sud au M5S ; le centre reste au PD, mais le M5S et la Ligue viennent le concurrencer.

Si la plus grande incertitude règne encore sur le gouvernement à venir puisqu’aucune majorité claire ne se dégage, en revanche une chose est sûre : l’Italie reste un laboratoire des populismes. Ces mouvements proclament l’antagonisme irréductible du peuple, supposé uni, aux élites dirigeantes, supposées homogènes, complotant en permanence contre le premier. Ils défendent une conception organique de la société, laquelle doit être débarrassée de ses éléments considérés comme allogènes - les étrangers ou les élites justement. Ils suggèrent qu’il n’y a que des solutions simples et point de problèmes complexes. Enfin, le plus souvent, ils s’incarnent à travers la personne d’un homme providentiel. Or l’Italie a vu éclore une grande variété de populismes. Avec des destinées diverses. Il y a le populisme de Silvio Berlusconi, celui de l’entrepreneur fondé sur un empire télévisuel, qui était prémonitoire de celui de Donald Trump, mais désormais affaibli.

Un populisme s’épuise et d’autres prospèrent. Celui de la Ligue du Nord qui, au tournant des années 1990, était régionaliste, expression de la partie riche de l’Italie désireuse de se couper du Sud, a voulu se transformer en Ligue nationale, sur le modèle du Front national en adoptant des positions dures contre les migrants et l’Union européenne. Par ailleurs, l’Italie a donné naissance à un populisme inédit, celui du M5S, qui défend des positions de gauche, de droite ou encore écologiques : cette formation attrape-tout combine l’horizontalité démocratique via Internet et la verticalité de ses dirigeants qui, in fine, ont toujours la prééminence absolue. Luigi Di Maio a changé l’ADN de son mouvement en s’efforçant de le rendre crédible et en admettant la possibilité de nouer des alliances pour gouverner. Les populistes de la Ligue et du M5S ont des divergences réelles. Mais aussi des convergences, notamment une grande défiance à l’égard de l’Union européenne, même si Luigi Di Maio a atténué ses discours durant la campagne. La Ligue et le M5S ont aiguisé l’euromorosité voire l’euroscepticisme des Italiens. Un électeur sur deux a voté pour des partis critiques de l’Union européenne tandis que le PD et la liste d’Emma Bonino, pro-européens, ont rassemblé moins d’un électeur sur quatre.

Certes, il y a d’autres motivations pour ces différents votes. Mais ces résultats sont significatifs. La dynamique des populistes est ascensionnelle. Leur présence et leur force sont en train de modifier les fondements de nos démocraties, parce qu’ils imposent leurs thèmes, leur style, leur manière de faire de la politique, leur temporalité et l’idée que le peuple souverain est tout puissant, marginalisant ainsi les autres formes et procédures de la démocratie libérale et représentative. Le 4 mars, l’Italie est peut-être rentrée dans une nouvelle phase de la démocratie qu’avec le sociologue Ilvo Diamanti nous appelons la «peuplecratie».

Par Marc Lazar, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, directeur du Centre d’histoire de Sciences-Po, président de la School of Government de l’Université Luiss (Rome).

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