Quand Thomas Piketty fait tourner la tête des économistes américains

Avant, quand je mentionnais, à mes collègues économistes américains, le nom de Thomas Piketty, mon ancien directeur de thèse, j’avais souvent droit à un silence poli. En effet, seuls les spécialistes de son domaine de recherche avaient entendu parler de lui. Tout a changé depuis la publication du volume Capital in The Twenty-First Century, devenu numéro 1 des ventes sur Amazon.com aux Etats-Unis, le livre dont tout le monde parle de ce côté de l’Atlantique.

Ça a commencé avec une de mes collègues qui me dit d’un air excité : «Tu as vu, tu es citée ! - Où ça ? Dis-je. - Dans le livre de Thomas Piketty, pardi !» Et oui, en effet, merci Thomas de m’avoir inclue dans les remerciements.

Je ne savais pas que mes collègues lisaient son livre, et poussaient même le zèle jusqu’à lire les remerciements ! Chaque confrère y trouve quelque chose à critiquer. Ainsi, un de mes collègues me fait remarquer que les travaux de Thomas Piketty sur l’ampleur des inégalités de revenus sont critiqués par un auteur tout à fait sérieux. Il souligne néanmoins qu’il est d’accord avec l’idée d’augmenter les impôts sur le capital. Un autre collègue, un théoricien, me dit que le livre de Thomas est «pas mal» mais qu’un certain article de pure théorie, que Thomas à écrit il y a déjà longtemps, constitue sa plus grande contribution. Néanmoins, ce collègue théoricien collectionne soigneusement toutes les critiques du livre de Thomas. Le point culminant, apothéose comique et absurde de cette «pikettymania», fut pour moi le dîner d’un colloque, qui s’est conclu par un sketch anti-Piketty mis en musique sur le thème de la Marseillaise et chantée par plus d’une centaine d’économistes.

Pourquoi mes collègues économistes sont-ils si intéressés par Thomas et son livre ? L’explication immédiate est justement le succès phénoménal du livre aux Etats-Unis, aussi bien dans la presse qu’à la vente. Le livre est devenu un sujet de conversation incontournable, particulièrement pour les économistes. Comment l’un des nôtres a-t-il pu avoir un tel succès public, qui plus est avec un gros pavé plein de graphiques et de chiffres ? C’est pour ainsi dire du jamais-vu !

Cela tient d’abord au fait que le livre est arrivé aux Etats-Unis sur un terrain politiquement favorable. En effet, de l’automne 2011 au printemps 2012, le mouvement Occupy Wall Street a protesté notamment contre les inégalités de revenus et l’impunité des financiers largement responsables de la sévère récession américaine de 2008. Le slogan principal d’Occupy, «Nous sommes les 99%», fait référence au fait que les revenus et la richesse sont concentrés aux mains des 1% les plus riches. Cependant, après des mois de manifestations, l’intérêt des médias s’est détourné et le mouvement n’a pas fait long feu.

En décembre 2013, le président Barack Obama a tenté de ressusciter le discours sur les inégalités soulignant que les Etats-Unis font face à «des inégalités dangereuses et grandissantes et une absence de mobilité sociale ascendante qui a mis en péril le contrat social de base de la classe moyenne - que si on travaille dur, on a une chance d’avancer». Dans ce contexte, le livre de Thomas Piketty est du pain bénit pour la gauche américaine car il montre que la tendance du capitalisme en période de croissance molle est d’aller vers une concentration de plus en plus forte du capital dans les mains d’une minorité, une minorité composée de plus en plus d’héritiers et non de self-made- men.

La force du livre de Thomas est d’apparaître comme un travail historique, approfondi, au sérieux scientifique incontestable. En effet, le livre se fonde notamment sur des articles publiés dans les revues économiques les plus prestigieuses. Il a été recommandé par pas moins de deux prix Nobel d’économie, Paul Krugman et Robert Solow. L’ouvrage est donc difficile à discréditer pour ses opposants politiques. Thomas Piketty souligne que la croissance des inégalités est une tendance forte du capitalisme historique, mais une tendance qui a été combattue avec succès dans le passé par des politiques publiques appropriées. Ainsi, sa thèse remet la balle dans le camp du politique. C’est donc un message d’espoir pour les démocrates et une menace pour les républicains partisans du statu quo.

Ioana Marinescu, professeure d’économie à la Harris School of Public Policy de l’université de Chicago.

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