Que penserait Jean-Jacques Rousseau de l’initiative anti-minarets?

Dans son essai sur l’histoire suisse, Joëlle Kuntz dit que la Suisse est «le pays le plus rousseauiste qui soit», rousseauiste avant Rousseau, puisqu’elle a fourni le terreau où a fleuri la doctrine du citoyen de Genève. Le Contrat social, bréviaire de la démocratie directe, qui puise largement dans l’expérience démocratique genevoise, n’a en retour guère exercé d’influence sur notre système politique. Il est peut-être temps de s’y référer.

Malgré sa brièveté, le Contrat social n’est pas d’un accès aisé, entre autres parce que Rousseau utilise des termes essentiels – le mot démocratie par exemple – dans une autre acception que la nôtre. Mais, les obstacles franchis, le Contrat nous parle directement: rôles respectifs de la souveraineté populaire et du gouvernement, contradictions de la vie politique dans une démocratie. Le génie de Rousseau est de démontrer avec la même force la nécessité de la souveraineté populaire et son extraordinaire difficulté.

Le fondement de l’Etat, dit Rousseau, est une obligation librement consentie par chacun des citoyens, à travers un contrat social qui les engage chacun vis-à-vis de tous et tous vis-à-vis de chacun. Les lois qui expriment ce contrat forment la constitution et l’ensemble des citoyens – le souverain – est libre de les modifier à sa guise.

Cette liberté est pour Rousseau fondamentale. L’exercice de la souveraineté populaire sur les lois constitutionnelles – plus encore que sur le choix des gouvernants – est une condition sine qua non de la légitimité de l’Etat. Au sens de Rousseau, la Suisse est donc un Etat plus légitime que les autres.

Attention: la souveraineté populaire est soumise à des conditions bien précises. «Il n’est pas plus permis d’enfreindre les lois naturelles par le contrat social qu’il n’est permis d’enfreindre les lois positives par les contrats des particuliers […]. Ce n’est que par ces lois même qu’existe la liberté qui donne force à l’engagement.» De même qu’un contrat privé n’est valable que si les signataires sont des sujets de droit ayant la liberté de contracter, le contrat social n’est valable que si chacune des lois constitutionnelles garantit bien la liberté des citoyens, qui fonde l’obligation sociale.

Le contrat social, en donnant aux citoyens «leur seule volonté pour règle, les laisse aussi libres qu’auparavant», mais il faut pour cela obéir scrupuleusement à la volonté générale, objet de fréquents malentendus.

La volonté générale n’est pas une donnée, mais une action qui prend la forme de la déclaration d’une loi. C’est, nous avertit Rousseau, «l’un des exercices les plus difficiles et les plus tardifs de l’entendement humain». Pour que la volonté générale s’exprime, il ne suffit pas de soumettre n’importe quel objet à l’ensemble des citoyens et de décompter les suffrages pour ou contre.

Il faut d’abord que la question porte sur des principes fondamentaux. «Il ne suffit pas que la volonté soit celle du corps entier, il faut que son objet le soit.» Aux yeux de Rousseau, l’initiative anti-minarets, portant sur un objet particulier, ne permet pas l’expression d’une volonté générale. Il faut ensuite s’assurer que chaque citoyen adopte cette volonté générale comme sa volonté individuelle. Cela implique une délibération publique approfondie qui aboutit à un texte de loi recueillant l’accord sinon de tous, du moins de la grande majorité. Tous doivent pouvoir reconnaître qu’il sert le bien de l’Etat, sauvegarde de la liberté et de l’existence de chacun. La correction, la clarté et la transparence du processus sont aussi importantes que le vote lui-même.

Ici intervient un acteur décisif, le gouvernement. Les lois constitutionnelles, sur lesquelles porte la souveraineté populaire, ne peuvent par nature avoir un objet particulier, mais elles s’appliquent à des objets particuliers et à des individus. Comme chaque citoyen est à la fois auteur des lois et sujet de ces mêmes lois, leur exécution est déléguée à un corps intermédiaire, le gouvernement, également chargé du «maintien de la liberté tant civile que politique». Au sens du Contrat, le gouvernement inclut aussi bien le parlement que l’exécutif, car selon Rousseau la souveraineté populaire ne se délègue pas.

Les citoyens conservent le pouvoir sur le gouvernement qu’ils mandatent, mais le gouvernement a une capacité d’action et une liberté de manœuvre suffisantes pour assurer le bon fonctionnement de l’Etat.

La volonté des citoyens et celle du gouvernement «quelquefois s’accordent et quelquefois se combattent […]. C’est de l’effet combiné de ce concours et de ce conflit que résulte le jeu de toute la machine». La démocratie est un équilibre précaire et la seconde moitié du Contrat expose divers moyens d’empêcher soit que le gouvernement abuse de son pouvoir au détriment de la liberté des citoyens, soit que les citoyens abusent de leur liberté au détriment du but commun, la liberté et la sécurité de chacun.

Rousseau ne fournit pas de solutions toutes faites, mais il pose les bonnes questions et met le doigt sur des difficultés dont le débat helvétique actuel montre qu’elles n’ont pas disparu avec le temps. En voici quelques exemples.

Pour Rousseau, le droit de référendum est indiscutable, car, dit-il, «rien ne peut ôter aux citoyens» le droit de voter sur toute nouvelle loi ou toute modification des lois existantes, mais «le gouvernement a toujours grand soin de ne laisser qu’à ses membres» le droit «d’opiner, de proposer, de diviser, de discuter». Le danger du droit d’initiative est de permettre à des agitateurs de mal poser les termes du débat.

Sur l’éventuelle opposition entre souveraineté populaire et droits de l’homme, Rousseau ne croit guère à la formulation abstraite des droits humains sur la base de conventions internationales. Il voit dans la communauté politique le cadre où ces droits se définissent en fonction d’intérêts et de valeurs que le citoyen peut soupeser concrètement. Sur la question des convictions religieuses, il préconise une religion civile fixant des croyances fondamentales partagées par la communauté – ce pourrait être aujourd’hui les droits humains – mais exigeant la tolérance à l’égard des pratiques et des dogmes de toutes les religions.

Rousseau n’a bien sûr pas prévu le danger du droit d’initiative et des nouveaux médias se renforçant mutuellement dans l’expression d’une indignation réactionnaire plutôt que d’une volonté positive. Mais il met l’accent d’une manière très moderne sur l’importance de l’opinion publique, dont la formation est une tâche essentielle du gouvernement, qui est responsable de la santé de la vie démocratique. «Dans une cité bien conduite, chacun vole aux assemblées; sous un mauvais gouvernement, nul n’aime à faire un pas pour s’y rendre […]. Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’Etat, que m’importe? on doit compter que l’Etat est perdu.»

Beaucoup pensent aujourd’hui que la démocratie helvétique a besoin, pour demeurer exemplaire dans un monde globalisé, de reformuler les conditions de l’exercice de la souveraineté populaire et les valeurs partagées qui fondent l’unité de notre Etat. Le Contrat social, à maints égards, éclaire ce chemin.

Guillaume Chenevière