Que reste-t-il de «l’esprit Charlie» ?

Le 11 janvier 2015, quatre jours après l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, environ 4 millions de personnes défilaient dans les villes de France pour défendre la liberté d’expression. Cinq ans plus tard, les images de cette mobilisation ont déjà terriblement vieilli. L’unanimité des premiers temps a peu à peu laissé la place au doute, à la gêne et parfois à la réprobation devant les unes provocatrices de l’hebdomadaire. Les ventes de Charlie attestent de l’évolution d’une partie de l’opinion publique : alors que le 14 janvier 2015, le «numéro des survivants» s’était vendu à près de 8 millions d’exemplaires, les ventes à l’unité ne sont plus aujourd’hui que de 25 000 à 30 000 exemplaires, auxquels s’ajoutent environ 30 000 abonnés. Déjà menacé de disparition avant l’attentat, le titre est ainsi de nouveau fragilisé, d’autant qu’une large partie de son budget est absorbée par la protection de ses locaux et de son personnel. Durant les mois et les années qui ont suivi le 7 janvier 2015, plusieurs survivants ont en outre quitté le journal, à commencer par Luz, et la rédaction s’est déchirée à plusieurs reprises. Un tableau assez sombre cinq ans jour pour jour après le massacre qui a coûté la vie à Charb, Tignous, Cabu et tous les autres.

Irrévérence

Loin de constituer une exception, le cas de Charlie Hebdo doit en outre être inscrit dans une réflexion plus large sur l’avenir du dessin de presse. Les appels à la censure se multiplient désormais sur les réseaux sociaux dès qu’une caricature est perçue comme choquante, au point que chaque dessin satirique semble porter en lui un parfum de soufre. Au nom du respect dû aux personnes ou aux communautés, toute critique des religions est ainsi devenue suspecte. Il faut rappeler pourtant, inlassablement, que la grande loi sur la presse de 1881 protège les individus mais autorise les moqueries à l’égard des croyances, qu’elles soient politiques ou religieuses. Charlie Hebdo est de ce point de vue le dernier héritier d’une longue tradition française du dessin de presse anticlérical, et n’a fait qu’appliquer à l’islam une volonté de désacraliser le sacré qui s’est épanouie à la Belle Epoque.

L’«esprit Charlie», qu’il était de bon ton d’invoquer à tout propos il y a cinq ans, recule ainsi insidieusement sous le poids de ces «nouvelles censures» que l’hebdomadaire dénonce à juste titre dans le numéro anniversaire publié ce mardi. Au-delà même de la question religieuse, c’est la possibilité d’utiliser le dessin à des fins satiriques qui semble aujourd’hui en sursis. En juin 2019, le New York Times lui-même a ainsi décidé de ne plus publier de caricatures, au motif que «ce type d’iconographie est toujours dangereux». Aux Etats-Unis comme en France, la caricature politique a pourtant marqué l’histoire du journalisme, et a souvent été utilisée depuis le XIXe siècle pour contourner les interdits fixés par le pouvoir. Y renoncer, au nom de la volonté de ne pas déplaire, revient non seulement à donner raison aux censeurs, mais à faire le deuil d’un instrument que la presse a su utiliser pour sa propre émancipation.

Un regard sur les cinq dernières années oblige cependant à reconnaître qu’une autre trahison, plus insidieuse peut-être, menace aujourd’hui Charlie Hebdo. Depuis l’attentat, la tradition d’irrévérence de ce journal est souvent utilisée en effet comme une caution pour autoriser l’injure, la diffamation ou l’appel à la haine. Or la liberté d’expression a nécessairement des bornes, même en démocratie : l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen précisait du reste déjà, en 1789, que «tout citoyen peut […] parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi». Il est donc impossible de mettre sur le même plan les dessins de Charlie moquant l’islam et les insultes d’un Eric Zemmour à l’égard des musulmans, lesquelles lui ont valu plusieurs condamnations judiciaires. Dans la gigantesque confusion qui a suivi le massacre du 7 janvier 2015, des récupérations plus improbables encore ont eu lieu, puisque certains ont tenté de profiter de l’évènement pour légitimer leurs propres errances. Deux jours après l’attentat, dans une chronique publiée sur le site du Point, Gabriel Matzneff s’est par exemple présenté comme un alter ego de Cabu ou Wolinski : toute honte bue, il estime en effet que les «artistes libertins» sont victimes des mêmes intolérances que les dessinateurs assassinés.

Respect

Il ne saurait bien sûr être question d’imposer une définition unique de «l’esprit Charlie». Ce serait contraire à la liberté de ton de ce journal, mais aussi à son histoire, marquée par de nombreuses crises, une interruption de dix ans, plusieurs relances et de constantes remises en cause. Depuis sa naissance il y a un demi-siècle, jamais Charlie Hebdo ne s’en est tenu à une ligne éditoriale unique, et c’est sans doute la plus belle des raisons de continuer à aimer ce journal. Mais être ou se dire «Charlie» ne doit pas servir de prétexte pour autoriser l’islamophobie, le racisme ou la pédocriminalité. Concilier liberté d’expression et respect des individus est un défi de plus en plus difficile, qui s’impose à Charlie Hebdo comme à l’ensemble la presse. Entre le règne de l’autocensure et l’apologie des passions les plus rances, il existe un espace. Cet espace est bien sûr fragile, incertain, et toujours menacé. Mais il existe : il s’appelle la République.

Alexis Lévrier, historien de la presse, université de Reims.

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