Quel est le rôle de l’Europe dans le conflit israélo-palestinien ?

Traditionnellement, l’Europe a joué un rôle modeste dans le conflit israélo-arabe en général et israélo-palestinien en particulier. La raison principale de cette impuissance relative est évidemment son inexistence en tant qu’acteur à part entière dans l’arène internationale. L’Union européenne a fait d’énormes progrès sur la voie de l’unification dans presque tous les aspects de la vie de ses citoyens ; dans ses relations avec le monde extérieur, et - sauf dans le domaine du commerce international, où elle «parle d’une seule voix» - elle reste largement un ensemble disparate, où les Etats-nations qui la constituent s’accordent sur les principes mais gardent chacun leur autonomie d’expression et d’action. Lorsqu’elle joue un rôle, comme cela a été le cas dans la négociation avec l’Iran qui a abouti à l’accord-cadre de Lausanne, elle l’a fait parce que les principales puissances européennes en ont ainsi décidé et que leurs intérêts coïncidaient. Lorsque ces conditions ne sont pas réunies, elle n’en joue aucun, ou si peu. C’est le cas en Ukraine. Et c’est le cas au Proche-Orient, où les Européens ont une position commune mais pas de politique commune.

Au-delà de ce défaut de fabrication, pour ainsi dire, d’autres facteurs interviennent, qui tiennent à l’histoire, à la géopolitique et à la culture. La tempête qui souffle sur l’Orient arabe est en train de mettre à bas les derniers vestiges d’un ordre imposé en pleine Première Guerre mondiale par les deux grandes puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France (accords Sykes-Picot). Et depuis que les Etats-Unis ont remplacé la Grande-Bretagne comme puissance hégémonique dans la région, après la Seconde Guerre mondiale, les Européens y sont condamnés à jouer les comparses. Pendant un bref moment, le général de Gaulle a pu faire illusion avec sa «politique arabe». Il n’en reste plus grand-chose.

Par ailleurs, les relations que l’Europe entretient avec Israël, un Etat-nation né de ses flancs, sont étroites, complexes, souvent difficiles. Israël est un surgeon européen, une branche de l’arbre européen. Le sionisme lui-même est une invention européenne. En tant qu’idée, le mouvement national du peuple juif a pris appui sur le mouvement des nationalités européen - dans les mots du sioniste allemand Kurt Blumenthal, il fut «le cadeau de l’Europe aux Juifs». Voilà pourquoi Moses Hess a ajouté au titre de son essai de 1862, Rome et Jérusalem, le sous-titre : la dernière question des nationalités. Une illusion typiquement européenne… et naturellement, lorsque l’Etat d’Israël vint au monde, il fut fondé sur des institutions et des valeurs européennes. Non que les pères fondateurs aient aimé l’Europe - cela ne faisait guère que trois ans que l’Europe s’était arrêtée de creuser la tombe de ses peuples - mais ils ne connaissaient rien d’autre ; après tout, ils étaient européens.

Cependant, vu d’Europe, Israël n’est pas moins une créature bizarre, difficile à appréhender avec les outils habituels de la politique et de la raison. Il est d’usage d’attribuer la sympathie dont Israël a bénéficié en Europe pendant les vingt premières années de son existence à la culpabilité des Européens dans la foulée de leur découverte horrifiée de l’étendue du génocide hitlérien. Cela est certainement vrai, mais seulement une partie de la vérité. Il y eut aussi, consciemment ou inconsciemment, le sentiment profond qu’ils ne pouvaient rester indifférents à l’aventure miraculeuse d’une poignée de survivants qui tentaient de ressusciter une entité juive sur la terre de leurs ancêtres ; que l’entreprise de ces gens, qui étaient un morceau d’eux-mêmes, avait quelque chose à voir avec leur propre vie, et que l’échec de cette entreprise et la destruction de ses promoteurs seraient non seulement une répétition intolérable de l’Holocauste, mais aussi une blessure dans le corps de leur propre civilisation - la civilisation judéo-chrétienne, comme il est d’usage de l’appeler désormais. Bref, les Européens sentaient, consciemment ou inconsciemment, que leur propre sort était d’une certaine manière lié au sort des survivants.

Le charme est désormais rompu. Les Européens ont découvert les failles de la démocratie d’Israël. L’Europe laïque trouve étrange la religiosité qui colore ses institutions. L’Europe civique n’aime pas la place énorme que l’armée et l’ethos militaire occupent dans sa vie publique. L’Europe libérale trouve difficile à comprendre, et a fortiori à admettre, la variante ethnique de sa nationalité. Surtout, l’Europe postcoloniale déteste l’occupation de la terre et du peuple palestiniens. C’est ainsi qu’il a perdu les campus, aussitôt que l’ampleur de la victoire des Six Jours eut transformé une poignée de survivants pathétiques qui se battaient pour vivre en une nation de conquérants qui vivaient pour se battre. Et c’est ainsi qu’il a perdu, peu à peu, de larges pans de l’opinion publique européenne.

Les Israéliens, eux, ont beaucoup changé depuis qu’ils sont devenus une nation souveraine. Ils sont de moins en moins européens et de plus en plus méditerranéens - certains diraient levantins. La plupart d’entre eux ne ressentent aucune véritable affinité avec l’Europe et sa culture. En fait, ils n’ont jamais vraiment aimé l’Europe, trop des leurs sont enterrés dans son sol, et ils ont une fâcheuse tendance à voir dans toute critique de leur politique une manifestation d’antisémitisme.

Au fil des ans, l’impatience de l’Europe à l’égard de leur politique se faisant de plus en plus forte, ils l’ont aimée de moins en moins. Entre-temps, à partir de 1968, ils ont cultivé leurs liens avec les Etats-Unis, un pays libre du passé sanglant qui assombrit leurs relations avec l’Europe, et, surtout, une vraie puissance. Car, à la mémoire et aux sentiments, il faut ajouter les dures réalités de la politique que nous mentionnions plus haut. L’Europe est un géant économique aux pieds d’argile en politique, incapable d’agir de concert, et dont l’incapacité à peser sur les affaires du Proche-Orient est due à son insignifiance politique, diplomatique et militaire. Afin de compter dans les affaires du monde, il lui faut exister d’abord.

Pour autant, l’Europe n’est pas dépourvue d’atouts au Proche-Orient, et il semble qu’elle commence à songer à s’en servir. Des liens puissants, aussi bien formels qu’officieux, dont peu de pays peuvent se prévaloir attachent Israël à l’Union européenne. L’Union européenne est le premier partenaire commercial de l’Etat hébreu, auquel la lient des accords de libre-échange ; en participant au programme-cadre de recherche et de développement, Israël est le seul pays non européen à faire partie intégrante de l’espace scientifique européen ; et la coopération politique, stratégique et sécuritaire est bien plus avancée que les opinions publiques des deux côtés de la Méditerranée ne le perçoivent. Les élites israéliennes comprennent qu’une nation de 8 millions d’individus, qui n’en a pas fini de se battre pour sa survie et la définition de son identité, ne peut simplement pas se permettre d’ignorer une communauté de près d’un demi-milliard d’âmes en bonne voie d’unification, avec un PIB proche de celui des Etats-Unis, et qui est déjà la plus grande puissance commerciale du monde.

En même temps, l’Europe est, de loin, le principal bailleur de fonds de l’Autorité palestinienne - environ 500 millions d’euros annuels, auxquels s’ajoutent bon an mal an les quelque 300 millions de contributions individuelles des pays de l’Union. Ces liens puissants, essentiels, avec les protagonistes peuvent constituer autant de leviers d’action.

Cependant, le principal atout de l’Europe au Proche-Orient pourrait bien être le vide créé par l’évidente faillite de la politique américaine dans la région. Comme l’a encore démontré la dernière tentative du secrétaire d’Etat John Kerry, piteusement achevée voici exactement un an, la méthode à trois, inaugurée par le président Clinton, - Israéliens, Palestiniens et Américains en «médiateurs honnêtes» - est à ranger aux rayons des illusions perdues. C’est dans ce vide que l’Europe semble vouloir s’engouffrer.

Quelle Europe, et pour quoi faire ? Il ne s’agit à l’évidence pas de l’Union européenne, empêtrée qu’elle est dans ses contradictions. Par Europe, il faut donc entendre, à toutes fins utiles, un groupe d’Etats européens importants réunis dans une sorte de «coalition de volontaires» diplomatiques qui déciderait d’aller de l’avant : la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, sans doute rejoints par des pays de moindre poids, comme la Belgique, l’Irlande et les pays scandinaves. Dans cette configuration, la France fait figure de leader, ne fût-ce qu’en raison de son activisme militaire qui en fait désormais le principal allié occidental des Etats-Unis.

Il semble bien qu’un sentiment d’urgence ait enfin saisi les chancelleries européennes. A juste titre. La création d’un Etat palestinien au côté de l’Etat d’Israël est, peut-être, encore possible ; demain, la poursuite de la colonisation, les divisions entre factions palestiniennes et la déliquescence de l’Autorité palestinienne risquent de la rendre irréalisable à jamais. Avec les conséquences épouvantables pour les deux parties que l’on sait. L’Europe a une responsabilité particulière dans ce coin du monde. Il semble qu’elle en prenne enfin conscience.

Elie Barnavi, diplomate israélien, professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’Université de Tel-Aviv, conseiller scientifique auprès du Musée de l’Europe à Bruxelles.

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