On nous dit que les Grecs ont vécu trop longtemps "au-dessus de leurs moyens". Quel sens donner à cette formule ? Elle ne peut en avoir qu'un : à savoir que les Grecs consomment et investissent plus qu'ils ne produisent, c'est-à-dire que la somme de la consommation (des ménages et "des administrations") et de l'investissement (y compris public) est supérieur au PIB, la différence étant comblée par un excédent des importations de biens et services sur les exportations. Un pays ne peut vivre au-dessus de ses moyens (et ils sont nombreux à le faire) qu'en important plus qu'il n'exporte. Si l'on fait abstraction des transferts internationaux de revenus, au déficit de la balance commerciale correspond nécessairement un excédent équivalent de la balance des capitaux : un excès des entrées par rapport aux sorties de capitaux, se traduisant par un accroissement de la dette du pays ou (plus précisément) un accroissement de la différence entre la somme des dettes des résidents vis-à-vis du reste du monde et la somme de leurs créances. En l'occurrence, dire que les "Grecs vivent au-dessus de leurs moyens", c'est donc dire que la dette nationale grecque augmente.
La dette nationale et non pas la dette publique. Or il se trouve que les mesures de rigueur qui constituent la contrepartie de l'aide européenne à la Grèce ont pour objet exclusif de s'attaquer au déficit public, c'est-à-dire à l'une des causes de la croissance de la dette publique. En admettant que ces mesures atteignent effectivement leur objectif affiché, il faudrait encore admettre que la réduction (ou le ralentissement de la croissance) de la dette publique constitue le seul ou en tout cas le meilleur moyen de réduire le poids de la dette nationale … si la cause du mal à traiter est bien la dépense excessive des Grecs. Et comment la réduction des dépenses publiques pourrait-elle contribuer à la réduction du déficit de la balance commerciale, sinon par la récession (le ralentissement de la croissance économique ou, plus sûrement, la décroissance) ? Il existe bien sûr deux autres moyens d'obtenir le même résultat : l'augmentation de la compétitivité de la Grèce et l'accélération de la croissance économique chez les partenaires commerciaux de la Grèce, européens en particulier.
L'amélioration de la compétitivité, c'est-à-dire la baisse du coût salarial unitaire, peut être obtenue de deux façons : par une baisse des salaires monétaires et par une accélération des gains de productivité (comparés à l'évolution des mêmes variables chez les partenaires commerciaux). De nouveau se pose la même question : peut-on espérer y parvenir par une réduction des dépenses publiques ? Il est difficile de prétendre que la baisse des dépenses publiques est favorable aux gains de productivité. Quant à la réduction (ou au ralentissement) des salaires monétaires, on ne peut espérer l'obtenir directement d'une réduction des dépenses publiques, puisque ce sont les salaires des fonctionnaires qu'on se propose de réduire et que, jusqu'à preuve du contraire, les services non marchands qu'ils produisent ne sont pas exportés. Cette fois encore, ce n'est pas de la réduction des dépenses publiques elle-même, mais de la récession qu'elle ne manquera pas d'aggraver, qu'on attend le résultat annoncé. Si c'est bien le cas, il faut le dire !
La solution au problème du déséquilibre de compétitivité entre la Grèce et ses partenaires de la zone euro ne passe donc pas prioritairement par la politique budgétaire, mais par la politique des revenus. La croissance des salaires grecs doit certes ralentir pour s'aligner sur la croissance de la productivité, mais les pays excédentaires, au premier rang desquels figure l'Allemagne (mais aussi l'Autriche et les Pays-Bas), doivent eux aussi faire une partie du chemin dans l'autre sens, pour rattraper le retard pris par les salaires réels sur la productivité, plutôt que de persévérer dans des politiques de "modération salariale" qualifiées à juste titre de néo-mercantilistes. Il est toujours difficile d'admettre que les pays excédentaires ont une part de responsabilité dans les déséquilibres de compétitivité et de finances publiques.
"L'EUROPÉANISATION"
En résumé, si c'est bien l'alourdissement de la dette nationale qui constitue le problème grec, la réduction des dépenses publiques ne peut traiter ce mal que par un autre mal : la récession. Est-ce à dire que le montant et la croissance de la dette publique grecque ne posent aucun problème ? Nullement. La dette publique grecque pose problème, mais il s'agit d'un symptôme, pas de la cause. Comme dans la quasi-totalité des cas de croissance excessive de la dette publique, c'est la récession et les taux d'intérêt réels excessifs qui sont les causes de l'alourdissement de la dette, et pas l'inverse. A quoi il faut ajouter l'incapacité devenue atavique en ces temps d'ultra-libéralisme à lever l'impôt sur ceux qui peuvent le payer.
Le second problème que pose la dette publique grecque est qu'elle est, comme toutes les dettes publiques, très majoritairement financée par des capitaux étrangers. C'est sur le marché mondialisé des capitaux que le gouvernement grec lève les fonds nécessaires au financement de sa dette, et c'est pour cela que "les marchés" peuvent s'en donner à cœur joie. La réduction du coût du financement des dettes publiques a d'ailleurs constitué l'un des principaux arguments à l'appui du big bang financier intervenu au tournant des années 80, à l'initiative et sous la conduite des pouvoirs publics eux-mêmes. Avec le recul, on appréciera la pertinence de l'argument.
Une vraie solution du problème de la dette nationale grecque passe par la relance de l'économie allemande et son inflexion vers le marché domestique, condition nécessaire à la relance de l'ensemble de l'économie européenne. Quant au traitement du problème de l'interférence entre dette publique et dette nationale, lié au fait que les dettes publiques sont pour l'essentiel des dettes extérieures, l'un des éléments d'une solution à la fois rationnelle et efficace passerait par l'"européanisation" d'une partie de l'ensemble des dettes publiques de la zone euro, qui impliquerait elle-même un vigoureux renforcement de la coordination des politiques budgétaires, une véritable politique de change et la monétisation d'une partie de la dette publique européenne, c'est-à-dire par l'élaboration d'une véritable politique économique européenne.
Faute de se donner les moyens intellectuels et institutionnels de traiter les vrais problèmes, on traite trop souvent de faux problèmes, en croyant ou en faisant croire qu'il s'agit des vrais.
Franck Van de Velde, maître de conférences en économie à l'université Lille-I.