Quelque chose va devoir se passer le 1er octobre en Catalogne

Premiers jours de septembre, dans le quartier de Gracia, à Barcelone. Avec quelques amis, nous nous retrouvons autour d’un verre pour évoquer les vacances, l’été finissant, les récents attentats aussi, tout de même. Soudain, Isabel se met à parler de ce qui est en train de se passer. Difficile d’y échapper bien sûr, le référendum annoncé fait toutes les « unes », la ville est tendue de drapeaux rouge et or, et de grands « SI » multicolores pendent aux balcons. Tout ça, c’est lourd pour elle, un peu irrationnel. Elle n’ira pas voter. Son mari, oui. Autour de la table, d’autres Catalans. La plupart sont convaincus, d’autres doutent ou contestent l’approbation par le Parlement de ce référendum contraignant pour décider de l’indépendance de leur pays.

Personne n’a envie de se disputer

J’ai débarqué en Catalogne il y a longtemps, pour mon travail. Cela changeait de la Russie où j’avais passé des années et que l’omniprésence de Poutine m’avait rendue insupportable. Barcelone, pour moi, c’était ciel bleu, terrasses, paella du dimanche, une existence un peu lisse, comme la mer à l’horizon. Les extrêmes russes avaient dû émousser ma capacité à m’émouvoir de certaines choses, les petites querelles dites civilisées me semblaient folkloriques. J’avais rangé la question catalane dans cette catégorie et ne lui avais prêté, jusqu’à ce soir de septembre, qu’une attention distraite.

C’est vrai que ce n’est pas si facile d’en parler, surtout si l’on ignore ce que l’autre pense. Personne n’a envie de se disputer. Au boulot, c’est presque tabou, me dit Laia, indépendantiste depuis que la cour constitutionnelle est revenue sur le statut d’autonomie en 2010. On souffre de cet entre soi, mais c’est mieux que la confrontation, et puis ainsi on se ménage. Montse, indépendantiste elle aussi depuis 2010, fait la grimace : elle est fatiguée de lire certaines choses avec lesquelles elle n’est pas d’accord, elle lit La Vanguardia, El Periodico, El Pais aussi mais de moins en moins, c’est vrai. Laia aussi sélectionne ses lectures et cherche ailleurs des traces de soutien, elle souffre de ce que les indépendantistes ne sont pas toujours bien compris ; dans la presse étrangère, on caricature beaucoup.

Vérité émotionnelle

Je leur avoue que ce n’est pas facile de comprendre, que des mots comme « nation », « identité » peuvent faire peur. Je viens d’un pays, la Belgique, qui m’a toujours paru inventé – c’est d’ailleurs ainsi qu’on nous l’enseigne – avec son roi, sa reine, deux gros villages en éternelle querelle, sans cesse remis en jeu mais capable de faire émerger parmi les lois les plus progressistes d’Europe. Cela me suffit amplement. Quand, interrogé un jour sur la possible séparation du pays, l’artiste flamand Wim Delvoye a sorti : « Un pays de cons, c’est mieux que deux pays de cons », j’ai cru mourir de rire et adopté la formule. C’est dire le chemin à parcourir pour comprendre ce qui se passe ici.

Peine perdue, me décourage Marti. C’est une vérité émotionnelle, or je ne suis pas catalane, je ne pourrai jamais savoir ce que c’est que d’être sans cesse rabrouée, moquée pour la langue que je parle, niée dans ma différence. Marti est le seul à me dire qu’il a toujours été indépendantiste, depuis qu’il est petit. Il n’est pas barcelonais, et là d’où il vient, ils le sont tous. Même en apparence réglée puisque le catalan est la langue officielle, enseignée obligatoirement, et remarquablement éditée, la question de la langue reste centrale, pour lui comme pour la plupart. Les plus âgés se souviennent de n’avoir pas pu la parler et sa défense farouche reste aujourd’hui un ferment identitaire très fort. Mais il y a plus et la liste est longue des doléances faites au gouvernement espagnol : le prélèvement des impôts et sa redistribution inéquitable, les infrastructures obsolètes, les coupes dans l’éducation ou la santé, ses idées rétrogrades et le tollé soulevé en Catalogne par le projet de supprimer le droit à l’avortement. Plus symbolique, on me parle de corrida enfin interdite, de flamenco qu’on ne danse pas, de cette culture espagnole qui n’est pas la même.

Enfin, il y a surtout l’histoire du pays mal enfouie à la hâte comme un cadavre qu’on est pressé de faire disparaître : en Catalogne, on sait très bien qu’on a toujours été républicain et qu’on n’était pas franquiste. Après un court temps de réflexion, Montse admet qu’il y a peut-être un peu de revanche dans tout ça, c’est normal. Si ça ne suffit pas pour justifier une rupture, que me faut-il ? D’autant que des années de revendications pacifiques pour une plus grande autonomie n’ont rien donné. A quoi sert de continuer ?

Courant indépendantiste cosmopolite

Sentiment identitaire et valeurs communes se confondent souvent. Enric, qui ne veut pas l’indépendance, me confirme qu’il existe un courant indépendantiste cosmopolite, regroupé autour d’idées, de valeurs communes et non de l’identité catalane. Ces indépendantistes-là ne défilent pas forcément et soutiennent le club de foot de leur choix, qui n’est pas toujours le Barça. Et c’est indéniable, la Catalogne cultive tant que possible une tradition de tolérance et d’accueil ; les étrangers y sont bien reçus ; on n’y ressent pas d’islamophobie, le racisme y est contrôlé ; à côté des drapeaux indépendantistes, beaucoup de balcons du quartier arborent des calicots « Volem Accollir » (« nous voulons accueillir ») et une marche en faveur des migrants a encore rassemblé 160 000 personnes il y a peu. Il ne faut pas avoir peur, me rassure Laia, ces valeurs-là sont essentielles et resteront au cœur d’une Catalogne indépendante, la question ne se pose pas.

Pourtant si, peut-être se pose-t-elle tout de même déjà un peu au sein même de la société catalane. Car pour avoir une certaine légitimité dans le débat, c’est tout de même mieux d’être catalan. Or il y est arrivé que la « catalanité » de certains soit remise en cause dès lors que leur discours ne plaît pas. Joan Manuel Serrat, chanteur catalan, est écharpé par des Tweet pour avoir critiqué le manque de transparence du référendum et le risque de fracture sociale : du coup, « il ne mérite plus d’être catalan ». Dans la même veine, un ami d’Enric le soupçonne de ne pas être catalan parce qu’il dénonce la violence politique lors du vote pour le référendum au Parlement et parce qu’il continue de croire en une troisième voie, une redéfinition du statut actuel, avec plus d’autonomie. Mais pour ça, il faudrait faire très vite, la fenêtre est étroite.

Fébrilité collective

Enric n’est pas optimiste quant au sort du nouvel Etat potentiel : ceux qui font croire qu’il sera facile et indolore de défaire les liens avec l’Espagne, et que la Catalogne réintégrera l’Union européenne vite et bien, sont des populistes. Qu’importe, pour la plupart, les limites ont été dépassées et le soir, ils sont chaque fois plus nombreux à sortir au balcon pour taper sur des casseroles. Les démonstrations de force de Madrid à l’encontre des organisateurs du référendum remettent sa faisabilité en question, mais ce n’est déjà plus cela le problème. Il y a quelques jours, sa tenue était le sujet principal de préoccupation. On défendait ou pourfendait sa légitimité ; on achoppait sur le fait qu’aucun taux minimal de participation n’avait été fixé ; qu’il n’était qu’une mascarade ; qu’il ne ferait sortir que les partisans du Si ; qu’au contraire, mieux valait un référendum low cost que rien du tout ; qu’il fallait se prononcer coûte que coûte, c’était maintenant ou jamais. Aujourd’hui, le débat s’est déplacé sur un autre terrain, beaucoup plus vaste, moins discutable et plus rassembleur encore : celui de la défense des droits civiques en Catalogne. Et on se demande même si cette fenêtre étroite que contemplaient les défenseurs de la troisième voie ne s’est pas tout bonnement refermée.

A mesure que l’on avance dans le mois, la tension monte et on se dit que, le 1er octobre, quelque chose va bien devoir se passer. Car des adeptes du statu quo, j’ai peut-être mal cherché mais je n’en ai pas rencontré. Malgré la lassitude ambiante, quelle que soit la conviction de chacun, une certaine fébrilité gagne tout le monde, la peur de ce qui vient aussi. On dort mal, me confie Marti, qui pourtant n’attend que ça depuis qu’il est petit. Isabel voudrait que cela soit déjà passé, fini. Plus le 1er octobre se rapproche, plus les échanges de messages et d’articles s’intensifient. On est en permanence connecté et comme le temps compte, on veut vite convaincre, ramener à la raison, se justifier une dernière fois. Espérant que je saisisse mieux ainsi, on me parle d’Ecosse, du trop long mutisme européen. Prêts à la rupture ou persuadés au contraire que ce serait une erreur, beaucoup de Catalans ont en commun le sentiment pénible d’avoir été bien peu pris au sérieux. Et s’il y a une chose que je comprends par-dessus tout, c’est cette frustration d’en être là aujourd’hui, de cette manière, sans avoir pu ni dialoguer avec le gouvernement central ni avoir un vrai débat en Catalogne, d’avoir été tout simplement privés du droit de dire et d’être écoutés.

Hedwige Jeanmart est née en Belgique. Installée depuis une dizaine d’années à Barcelone après avoir vécu dans différents pays, principalement en Russie, pour des missions humanitaires, elle est aujourd’hui romancière et auteure de reportages. Elle a publié en 2014 un premier roman, « Blanès » (collection « Blanche », Gallimard), situé dans la petite ville catalane éponyme (Prix Victor Rossel 2014). Elle en publiera un deuxième, Les Oiseaux sans tête, dans la même collection, en février 2018.

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