Qu’est-ce que le Hezbollah ?

Un drapeau du Hezbollah au milieu des décombres d’un bâtiment détruit dans le village de Zibqin, dans le sud du Liban, le 27 novembre 2024. Anwar Amro/AFP
Un drapeau du Hezbollah au milieu des décombres d’un bâtiment détruit dans le village de Zibqin, dans le sud du Liban, le 27 novembre 2024. Anwar Amro/AFP

Dans la foulée du cessez-le-feu temporaire proclamé au bout d’une guerre éprouvante de plus d’un an, mais surtout au terme de près de deux mois d’une intensité destructrice sans pareille pour le Liban, le bilan, même provisoire, s’impose : il est écrasant. Pour le pays, en effet, les suites tragiques de la guerre ouverte par le Hezbollah en octobre de l’an dernier dont la dévastation du Sud et de l’Est libanais ainsi que les ravages opérés dans la banlieue de la capitale par une machine de guerre israélienne déchaînée, ciblant civils comme combattants, constituent des pertes humaines immenses, des souffrances indicibles, de nouvelles misères sociales et un coût économique et de régression se chiffrant par milliards de dollars. Pour le Hezbollah, le coup est des plus terribles, ce que ne saurait cacher le délire du déni qui n’est qu’un naufrage de la raison. La décapitation de son commandement, la destruction conséquente de son arsenal, la désorganisation de ses ramifications sociales et financières pèseront lourd sur la voie de la survie du parti. Comment pensera-t-il son rebond et sa sortie de crise ? Rien ne permet de le dire. Quoi qu’il en soit, il peut être salutaire, à présent, de faire un retour sur les activités d’une milice qui aura largement dominé la vie politique du pays depuis un tiers de siècle au moins, pour interroger les options qui lui sont ouvertes.

« Milice-parti-État »

Les jalons d’évolution du Hezbollah sont significatifs d’une extension de puissance continue : depuis sa création en 1982 à son intrusion sur le champ de bataille dans le Sud libanais au milieu des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, à sa libération valeureuse en 2000 du territoire occupé par Israël, à la guerre de 2006, au rôle de supplétif qu’il a joué dans le conflit syrien jusqu’à culminer avec la place envahissante qu’il occupe sur la scène politique intérieure libanaise. Le parti se sera retrouvé sur de multiples terrains, combinant des problématiques politiques de combat en opposition aux pays dits de « l’axe » de la normalisation des relations avec Israël, se revendiquant d’une « résistance » (muqawamat) contre Israël et militant avec d’autres forces du spectre régional de la mouvance islamiste pour une fondation religieuse de l’ordre social et politique au Moyen-Orient. Ses usages peuvent être aussi à finalité interne dès lors que le parti entend étendre sa menace contre ses opposants ou réprimer les récalcitrants comme en mai 2008. Ses domaines d’investissement guerrier depuis le retrait syrien de 2005 furent en réalité multiples.

Précisément, sur le plan libanais, le parti s’est investi tardivement mais massivement dans la politique politicienne du pays, reprenant la domination de Damas à son propre compte, règlementant l’État, s’impliquant dans les querelles mesquines et véreuses de la classe politique locale au point d’en devenir un inséparable membre, avec ses députés et ses ministres, développant des institutions de substitution à l’État libanais aux niveaux de l’aide sociale ou économique créées auparavant. Ou encore encadrant la jeunesse avec les scouts de l’imam al-Mahdi, l’enfance et la jeunesse chiites comme jadis les organisations communistes, hitlériennes ou fascistes italiennes, ou, au plan éducatif, avec l’Institut Khomeyni pour l’éducation et la recherche. Se faisant « banquier » avec l’extension des activités du Prêt vertueux (al-Qard al-Hassan), négociant au nom de l’État, absent ou vacant, s’impliquant activement par exemple dans la question des délimitations des frontières maritimes du Liban ou recevant, par le biais du chef du mouvement Amal, Nabih Berry, les personnalités étrangères en visite officielle au Liban. La multiplicité des fonctions jouées par le Hezbollah pose un problème intéressant en termes de définition d’un parti. Il est rare, en effet, dans un régime défini comme parlementaire, de voir un parti politique assurer une telle variété de fonctions, la plupart, par ailleurs, en contradiction avec l’essence même d’une démocratie. Comment dès lors définir un tel parti ? Comment expliquer une telle particularité organisationnelle et politique ? Comment caractériser dans ses finalités et ses objectifs ce qui se présente à première vue comme un hybride protéiforme « milice-parti-État » ?

L’édification stratégique

Pour comprendre le Hezbollah, il faut remonter à sa genèse et à ses premières manifestations. Le contexte de naissance du parti est on ne peut plus clair. Il naît très probablement d’une action de résistance à la présence militaire occidentale au Liban caractérisée par l’attaque contre les troupes françaises et américaines de la Force multinationale de paix en octobre 1983. C’est son acte de naissance, signé à l’époque et revendiqué par le Mouvement de la révolution islamique libre. Depuis, l’identité du parti ne sera jamais prise en défaut. Il apparaît comme une composante du vaste éventail islamiste chiite régional qui se met en place dans la foulée de la révolution iranienne, qui vise à étendre l’influence du chiisme politique et à servir les intérêts de la République islamique d’Iran. Certes la politique iranienne dans la région n’en est qu’à ses débuts. Prévaut alors la guerre irako-iranienne dans laquelle les États occidentaux prennent le parti de Saddam Hussein, ce qui ne fait qu’envenimer la vindicte de Téhéran. Mais la mouvance issue de la révolution iranienne prendra forme et force par la suite avec la guerre contre l’Irak en 2003, puis la guerre libanaise de 2006 et l’appui du parti à la contre-révolution syrienne. Avec l’entrée en lice des houthis yéménites et l’extension péninsulaire de l’action extérieure iranienne, se profile l’arc de cercle chiite, son emprise sur les États faillis régionaux et la coordination entre les fronts iraniens. Mais aussi et surtout commence à poindre la stratégie iranienne de « l’unité des fronts ». Durant les trois dernières années, la banlieue sud de Beyrouth sera le lieu de rencontre entre les responsables régionaux de ces « fronts » auxquels viendront se joindre les responsables de mouvements palestiniens favorables à l’Iran tels le Jihad islamique et bientôt le Hamas. Ainsi se trouve quasi achevée la mise en place de la stratégie pensée à Téhéran dont son concepteur ne verra pas, cependant, l’aboutissement, puisque Kassem Soleimani décédera d’une frappe américaine à Bagdad en janvier 2020.

Au cours de ces années d’édification stratégique, le Hezbollah et son secrétaire général joueront un rôle central. La figure de Hassan Nasrallah et son ascendant populaire retrouveront une nouvelle fraîcheur après que sa milice aura pâti de son rôle de mercenaire du régime de Damas joué lors de son aventure syrienne. Son opposition aux régimes du Golfe ira en s’atténuant avec le rapprochement saoudo-iranien en mars 2023 sans pour autant entraîner un changement de perception du Hezbollah par Riyad ou Abou Dhabi. Quoi qu’il en soit, le Hezbollah sera resté à travers toutes les variations conjoncturelles constant dans son alignement sur l’Iran et sa stratégie. Son rôle d’ultime recours stratégique face à une attaque israélienne contre les installations nucléaires iraniennes a été conçu comme primordial.

Libanité des militants, extériorité de la stratégie

Dans ce cas, peut-on dire néanmoins que le Hezbollah est une « milice-parti » libanaise ? Disons-le d’emblée et sans ambages : questionner la libanité du Hezbollah est une ineptie. De par son enracinement national et social, de par ses attaches politiques locales, de par sa représentation parlementaire et ministérielle, de par le recrutement de ses militants et de ses combattants, de par sa résistance à Israël dans le sud du pays, le Hezbollah est sans nul doute libanais. C’est là sa deuxième caractéristique essentielle. Toute la question est de savoir comment s’articule alors sa relation avec l’Iran et si elle ne contredit pas son attachement libanais. Or, le cas que présente le Hezbollah libanais de ce point de vue n’est pas nouveau. Il n’est pas, en effet, différent de celui qui lie ou qui a lié des courants transnationaux tels les nationalistes arabes, les nassériens, les baassistes ou le Parti communiste à l’époque de la guerre froide et de la toute-puissance de l’Union soviétique. Les intérêts nationaux sont alors subordonnés à ceux de la centrale politique. Dans le cas du Hezbollah, cette subordination est plus forte encore car le parti doit tout, de ses finances à ses armes, à Téhéran dont il aura été un fidèle exécutant. Cet alignement sur la politique extérieure de l’Iran est d’autant plus aisé que le Hezbollah est idéologiquement aux antipodes de la culture politique libanaise de pluralisme et de compromis issue du pacte national de 1943 renouvelée par l’accord de Taëf. On sait que la doctrine du velayat-e faqih, accordant à une haute autorité religieuse iranienne le commandement suprême de l’État, est à la base de l’idéologie du parti. Là se trouve le paradoxe d’une libanité du Hezbollah de par ses militants et d’une extériorité de son idéologie et de sa stratégie de par son alignement sur le régime iranien. Par ailleurs, pour se développer sur la scène politique libanaise, tout en restant impliqué dans la stratégie régionale, le parti a pu compter sur un parti-client, Amal, sur l’alliance interne que fut l’islamo-aounisme et, depuis deux ans, sur un Conseil des ministres démissionnaire conduit, si l’on peut dire, par un président aux ordres. Le contrôle de la situation interne devient plus aisé également du fait de la vacance au niveau de la présidence de la République, du fait aussi de l’oscillation entre arbitraire ou vide législatifs, c’est selon, cadencée par le président de la Chambre, de la paralysie de l’ordre judiciaire et de la neutralisation de l’armée par le triptyque improbable « peuple-armée-résistance » (entendre le Hezbollah) dont les modèles historiques illustratifs les plus marquants furent la coexistence des SS nazis avec la Wehrmacht et, aujourd’hui, les gardiens de la révolution et de l’armée iranienne. Toutefois, dans le cadre du régime libanais, sans centre de régulation politique, le résultat ne pouvait être qu’une surdomination de facto du Hezbollah en tant que faction armée de la communauté chiite. C’est aussi le cas de l’Irak contemporain avec l’omnipotent al-Hachd al-Chaabi.

Qu’espérait à terme le Hezbollah d’une telle politique de blocage ? On ne le saura jamais tout à fait, même si la stratégie suivie rendait la voie libre à un surcroît d’hégémonie. Entre-temps, de par son rayonnement propre, son chef s’était hissé au rang de tribun « nassérien » au point de banaliser, voire de « routiniser son charisme » (Max Weber), et de se rendre familier même aux yeux du public qui lui était hostile. Sa décision de se ranger du côté de l’équipée du Hamas acheva de lui donner son aura et son statut de défenseur des causes régionales. Elle lui sera aussi fatale. Après le déclenchement des hostilités contre Israël, le 8 octobre, Hassan Nasrallah avait résolu d’en commenter l’actualité par des discours flamboyants, argumentant par épisodes calculés les motivations de son appui à Gaza en les agrémentant d’imprécations oraculaires, de gouaille moqueuse et d’incantations au mysticisme exalté. Jusqu’au jour où les conséquences de son aventurisme stratégique finirent par avoir raison de ses inconséquences idéologiques. Alors disparut dans le feu d’un bombardement, tel un Savonarole des banlieues, celui qui savait si bien les enflammer. À un jour près du même mois de septembre où mourut Nasser...

Reste que pour être complet au plan de la compréhension de ce que fut jusqu’à son apogée récente le Hezbollah, il existe une troisième dimension, la plus critique de toutes sans doute, à savoir l’imbrication du parti dans les réseaux de la criminalité internationale. Du trafic des narcotiques au blanchiment d’argent, à l’invention de réseaux parallèles de transfert et de manipulation des fonds, il est curieux que le parti autoproclamé de la vertu et de l’éthique islamiques ait pu faire fi aussi facilement de ses principes. Sans doute qu’une montée continue de sa force, une extension inouïe de son rayonnement et le goût pris au recours impuni à la violence ont fini par faire que le parti exerce sa puissance sur les franges de la normalité politique et se risque à l’exercice de besognes auxquelles, il est vrai, les régimes de la région n’ont jamais répugné pour alimenter les caisses de leurs États et de leurs dirigeants. Pour autant, le Hezbollah serait-il une organisation politique comme les autres ? S’il fallait le définir, nous dirions que le Hezbollah est une milice polymorphe, s’adossant sur une structure de parti islamiste d’obédience iranienne, mobilisant au Liban la communauté chiite, servant également par ailleurs, de par ses liens politiques et ses accointances occultes, de nombreuses causes tout en se servant de toutes pour mieux s’inscrire dans la stratégie iranienne d’hégémonie régionale, de confrontation avec Israël et d’opposition à l’Occident.

L’heure des choix

À présent, à l’heure de sa déconvenue, le Hezbollah doit se résoudre à des choix cruciaux. Il ne disparaîtra certes pas. L’enjeu reste pour sa direction de conserver son assise populaire et de préserver la formidable mobilisation de la communauté chiite qu’elle a réussi à assurer durant des décennies. Trois pistes s’ouvrent dès lors au Hezbollah. Sa déroute militaire lui offre, d’abord, une possibilité de normalisation dans le cadre d’un système de participation politique rénové. Cette hypothèse suppose que le Hezbollah acte une prise de distance d’avec Téhéran, ce qui le priverait de ses fonds et de ses armes et qui en ferait un jumeau d’Amal avec l’islamisme en plus. Est-ce envisageable maintenant ? Une deuxième hypothèse, de transition, consisterait pour la milice à ne rien renier de ses convictions, quitte à accepter formellement de jouer le jeu de la résolution onusienne 1701, et « louvoyer », en attendant de se saisir d’opportunités de rebond. Est-ce souhaitable ou même seulement possible ? Une troisième option serait qu’un Hezbollah diminué, mais soudé dans l’exaltation de la mémoire de son chef, garde sa posture combattante à l’instar des factions palestiniennes ou chiites irakiennes qui constituent avec lui l’axe du front régional de refus. Son idéologie pourrait dans ce cas l’entraîner, à terme et à nouveau, sur le versant d’une radicalisation plus grande encore au service de stratégies qui, comme tout l’a indiqué jusque-là, le dépassent et sont susceptibles de l’anéantir.

Par Joseph Maïla, professeur de relations internationales à l’Essec (Paris), ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.

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