Qui, demain, osera encore critiquer le gouvernement d’Israël ?

A Paris, lors de la manifestation pro-palestinienne, le 15 mai. (Patrick Gherdoussi/Libération)
A Paris, lors de la manifestation pro-palestinienne, le 15 mai. (Patrick Gherdoussi/Libération)

Ce n’est pas parce qu’on n’en parlait plus que le conflit israélo-palestinien avait disparu. Le mur qui se dresse en grande partie le long de la ligne verte paraît avoir figé la situation, occultant périodiquement aux yeux de tant d’Israéliens jusqu’à l’existence même des Palestiniens. Reste que ce mur est en même temps le symbole de l’impossible accès à l’existence d’un Etat palestinien.

C’est bien à cela que s’en tient Benjamin Nétanyahou depuis longtemps. Ses alliances avec des partis ultranationalistes et religieux, défendant le projet de Grand Israël et une colonisation à outrance, ont seulement alimenté la haine. La politique erratique qu’il conduit pour sauver sa place n’ouvre aucun horizon. Les élections israéliennes à répétition, n’aboutissant à la formation d’aucun gouvernement stable, en sont la preuve. La voie empruntée par Nétanyahou ne mène en fait qu’à l’échec et à la violence, comme le démontrent hélas une fois de plus les événements de ces derniers jours.

Les humiliations, les spoliations, la violence «légale» que subissent les Palestiniens depuis des décennies, une occupation loin de faiblir et ne visant qu’à annexer, la politique américaine sous Donald Trump, ouvrant un boulevard à l’Etat d’Israël et à ses exactions, ont exaspéré jour après jour l’amertume et la colère des Palestiniens.

Appels mous à la désescalade

Du côté de ces derniers, l’absence d’un gouvernement actif, représentatif, légitime et démocratique (depuis 2006, il n’y a pas eu de scrutin national), laisse tout pouvoir au Hamas, qui capte la colère de la population, s’arroge les prérogatives d’une puissance dirigeante et s’érige en seule force capable de défendre à la fois l’islam, la nation opprimée, Jérusalem.

Le résultat est là. Environ 3 000 roquettes lancées de Gaza sur l’Etat israélien, 10 morts, dont un enfant, 294 blessés. La «riposte» israélienne contre Gaza ? Des dégâts considérables, la destruction de l’immeuble logeant l’Associated Press et Al-Jazeera, 200 morts dont au moins 58 enfants et plus de 1 200 blessés. Sans oublier les affrontements intercommunautaires en Israël même, dans des localités où Juifs et Arabes israéliens cohabitaient dans une sorte de modus vivendi depuis la fondation de l’Etat.

Plusieurs pays arabes du Moyen-Orient ont sacrifié la cause palestinienne pour passer des accords avec leur ennemi d’antan. La diplomatie européenne et américaine, quant à elle, préfère comme d’habitude ne pas hausser le ton et appelle mollement les deux parties à la désescalade. Elle semble avoir renoncé depuis longtemps à contraindre Israël au simple respect du droit international, sans parler des droits inaliénables des Palestiniens, y compris sur Jérusalem-Est.

Si tout le monde espère évidemment l’arrêt des hostilités entre Israël et le Hamas, rien n’annonce la fin de l’occupation, une négociation de fond, la paix, avec au bout un Etat palestinien à côté de l’Etat israélien. Les civils paient la note. Ils la paieront hélas encore.

Séparation quasi irréversible

Quant à ce qui se passe ici, en France, il n’y a rien de très nouveau à en dire : depuis la seconde Intifada, les répercussions du conflit israélo-palestinien façonnent largement les relations entre arabo-musulmans et juifs.

La majorité des juifs français est issue d’Afrique du Nord. Son histoire est profondément marquée par son passé dans les pays musulmans et par son exil, à la suite des indépendances. Ce passé de cohabitation a un temps été idéalisé, puis noirci à loisir. Et la douleur de l’exil a nourri la peur et la rancune. Les arabo-musulmans de France, eux, ont longtemps vécu, dans les mêmes immeubles, en harmonie avec les juifs originaires du Maghreb, notamment dans certaines banlieues. Mais le conflit israélo-palestinien a peu à peu transformé la relative cohabitation en relations hostiles. Certaines attaques ont pu prendre une coloration antisémite, rendant le dialogue souvent impossible, et inévitable le départ des juifs vers d’autres lieux de résidence.

Aux yeux des arabo-musulmans, les juifs de France, en s’identifiant à l’Etat d’Israël, seraient devenus les relais et les promoteurs de la violence «sioniste» dont leurs frères arabes de Palestine sont la cible. Aux yeux des juifs, les arabo-musulmans de France, en s’identifiant aux Palestiniens, seraient devenus les ennemis irréductibles d’Israël et des Juifs, et des antisémites potentiels. Les discours officiels de la communauté juive institutionnelle n’ont pas arrangé les choses. Les actes terroristes visant des juifs et le fait que les mouvances islamistes soient à la pointe du combat propalestinien ont rendu la séparation quasi irréversible.

Ceux qui, en France, soutiennent la cause palestinienne sans vouloir la destruction d’Israël, mais qui se permettent de critiquer, parfois durement, la politique de son gouvernement, sont allègrement rangés, par la droite, le centre, et même une partie de ce qui reste de la gauche, dans la catégorie infamante des antisémites telle que l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste les définit, une définition soutenue par Nétanyahou, et qui fait hélas autorité. Que vous soyez vous-même juif n’y changera rien : on vous classera comme anti-israélien, voire comme «juif antisémite», comme ennemi de son peuple, rongé par la haine de soi.

Soutien à la cause palestinienne

Dans l’atmosphère antimusulmane qui domine actuellement en France, le moindre mot, soutien à la cause palestinienne ou refus de la stigmatisation des musulmans, est désormais systématiquement retenu contre vous, et servira à vous stigmatiser à votre tour. Lorsque vous n’êtes pas «antisémite», vous êtes «islamo-gauchiste», «complice» des terroristes (d’ici ou de là-bas).

Une lourde chape pèse sur les citoyens qui souhaitent s’exprimer dans la rue ou dans leurs écrits contre ce qu’ils perçoivent comme un nouvel apartheid. Les manifestations de soutien aux Palestiniens à Paris, mercredi et samedi derniers, ont été interdites pour éviter, nous dit-on, slogans antisémites et actes de violence.

En réalité, ces accusations et ces mesures ne contribuent qu’à mettre de l’huile sur le feu, à faire taire les plus modérés d’entre nous, à aviver le rejet des Français juifs. Que ces derniers restent attachés à Israël, qu’ils y voient comme un dernier refuge au cas où, comme il est déjà arrivé dans l’histoire, ils seraient un jour lâchés par leur patrie, n’est pas un mystère, mais cela ne les rend pas étrangers à la France. Inversement, si certaines critiques radicales d’Israël cachent mal un véritable antisémitisme, ceux qui criminalisent a priori toute expression critique, ne sont rien d’autre que les alliés de la droite et de l’ultradroite nationalistes israéliennes, les fourriers de la guerre là-bas et du conflit ici.

Que faire quand on est juif et qu’on s’insurge contre l’occupation, contre le sort indigne fait aux Palestiniens, et qu’on déplore ce qui arrive aux Israéliens eux-mêmes ces derniers jours ? Se taire, fermer les yeux ? Ou dire qu’au vu de ce qui a tissé l’histoire des juifs pendant des siècles, nul juif ne peut faire comme si de rien n’était. Le dire, oui, et accepter de devenir un «traître» aux yeux d’un grand nombre des siens.

Il est bien loin, ce temps, dès les années 30, où des juifs américains, religieux ou laïcs, formaient une partie importante des progressistes blancs luttant, au côté des Noirs, pour l’égalité et les droits civiques. Cette alliance aussi a eu une fin.

Par Esther Benbassa, sénatrice écologiste de Paris. Elle est l’autrice de Etre juif après Gaza, CNRS Editions, 2009.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *