Qui seront les gagnants de la crise?

Quels seront les effets de la crise financière mondiale de 2007-2009 sur la répartition des richesses ? Contrairement à ce que l’on entend souvent, il est peu probable que la crise conduise à une réduction durable des inégalités. La chute des valeurs boursières et des prix immobiliers affecte certes en premier lieu les détenteurs de patrimoines. Mais ceux qui ne possèdent que leur travail sont également durement frappés par la dégradation de l’emploi. Il en va ainsi de toutes les récessions. L’effet immédiat est généralement une réduction des inégalités entre le milieu et le haut de la distribution (baisse des profits et des primes des supercadres), et un accroissement des inégalités entre le milieu et le bas de la distribution (montée du chômage). Si l’on examine maintenant les effets à moyen et à long terme, les choses sont encore plus complexes.

La crise de 1929 a, certes, été suivie d’une phase de réduction historique des inégalités dans tous les pays développés. Aux Etats-Unis, la part du revenu national captée par les 10% des revenus les plus élevés atteignait 50% en 1928. Elle s’est ensuite comprimée à 45% dans les années 1930, puis 35% dans les années 1950-1960. Il faut attendre 2007 pour retrouver - et même dépasser légèrement - le record inégalitaire de 1928. Mais il n’y a aucune raison pour que ce scénario se reproduise mécaniquement aujourd’hui. Les séries historiques que nous avons établies avec Tony Atkinson, et qui décrivent maintenant l’évolution annuelle des inégalités dans 23 pays tout au long du XXe siècle, démontrent sans ambiguïté que les crises financières, en tant que telles, n’ont aucun effet durable sur les inégalités : tout dépend de la réponse politique qui leur est apportée. Par exemple, la crise financière suédoise de 1991-1993 n’a rien changé au trend de concentration croissante des revenus et des patrimoines à l’œuvre en Suède depuis les années 1980. Dans les années qui suivent la crise financière asiatique de 1997-1998, on observe même une augmentation soudaine de la part du patrimoine national et du revenu national captée par les 10% les plus favorisés, aussi bien à Singapour qu’en Indonésie. Même si les données disponibles sont encore imparfaites, l’explication la plus probable est que les plus aisés sont parvenus à mieux tirer partie du chaos financier, en rachetant les bons actifs au bon moment. Les patrimoines les plus élevés comportent une plus grande part de placements risqués, ce qui les conduit à mieux profiter des booms, et en principe à baisser davantage lors des crises. Sauf que lorsqu’on possède 1 million d’euros d’actifs (et a fortiori si l’on dispose de 10 ou 100 millions), on dispose aussi de plus de ressources pour rémunérer des intermédiaires et conseils financiers que lorsqu’on possède 50 000 ou 100 000 euros. En moyenne, ce second effet semble avoir dominé lors des crises suédoises et surtout asiatiques. Et il est tout à fait possible que ce même mécanisme soit à l’œuvre actuellement. La vérité est qu’on n’en sait pas grand-chose, tant notre appareil statistique est inadapté pour étudier en temps réel ces phénomènes complexes de redistributions financières. Ce qui est d’autant plus regrettable, que ces redistributions jouent aujourd’hui un rôle central, compte tenu des réponses politiques apportées à la crise. En 1929, les gouvernements avaient laissé les faillites se multiplier, ce qui avait conduit à des pertes nettes de patrimoines.

Aujourd’hui, les gouvernements renflouent les banques et les grandes entreprises, ce qui permet d’éviter la dépression. Mais faute de demander des comptes aux institutions ainsi renflouées, cet accès de générosité publique favorise dans bien des cas des redistributions à l’envers. A la suite de 1929, les gouvernements avaient demandé des comptes à ceux qui s’étaient enrichis tout en conduisant le monde au bord du gouffre : forte hausse des impôts sur les bénéfices et de la fiscalité progressive sur les revenus et patrimoines très élevés, reprise en main du capital sous toutes ses formes (stricte régulation financière, blocage des loyers, nationalisations, etc.). Ce sont ces réponses politiques qui ont conduit à la réduction historique des inégalités, et non la crise financière en tant que telle. Aujourd’hui, les enjeux se posent différemment d’un point de vue technique (stock-options, paradis fiscaux, etc.), mais demeurent fondamentalement les mêmes. Laissé à lui-même, le capitalisme est profondément instable et inégalitaire, et mène naturellement à des catastrophes. Il semblerait malheureusement que de nouvelles crises soient nécessaires pour que les gouvernements en prennent pleinement conscience.

Thomas Piketty, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.