Quoi qu’il arrive, les élites restent les élites

La démocratie de notre époque serait-elle en danger ? A cause de la montée des extrémismes et des populismes déviants, tant de droite que de gauche ? A cause de la débauche des «gagnants» et sa contestation par les «perdants» ? Les «morts vivants» de la mondialisation seraient-ils de retour pour évincer les «élites» de la scène de l’histoire ? Les gens du peuple seraient-ils en train de se venger des cultivés ? Si tel était le cas, on en conclurait forcément que ce qui menace la démocratie aujourd’hui n’est autre chose que la démocratie elle-même.

Entre 2012 et 2016, il n’y a pas eu désaffection du vote par les électeurs américains : même si le taux de participation n’a pratiquement pas varié (54,2 % contre 54,9 %), le nombre des votants est passé de 129 millions à 135,89 millions et l’inscription des jeunes électeurs sur les listes est passée de 50 % à 62 %, compensant le recul des personnes âgées. Le rajeunissement du corps électoral constituerait-il donc une menace pour la démocratie ?

Des affirmations péremptoires sur la fin du monde «tel que nous le connaissions» abondent aujourd’hui, surtout après les chocs du Brexit au Royaume Uni, l’élection de Donald Trump aux Etats Unis et le récent référendum italien. Les «laissés-pour-compte» auraient sanctionné l’arrogance des «élites». Une fois de plus, comme pendant les années 30, la «raison vitale» des sociétés aurait évincé la «raison pure» des élites. Or, aussi plausibles soient les explications des récents votes populaires, il resterait encore à voir comment les verdicts des urnes se traduiraient dans les faits. A ce jour, et dans tous les cas, rien n’indique des changements des personnels politiques. Vraisemblablement, les élites persistent partout à gérer elles-mêmes les conséquences des votes «anti-élites».

«antisystème»

A Washington, la composition de la nouvelle équipe Trump rappelle déjà étonnamment celle des déréglementations financières qui avaient précipité le monde au désastre de 2008.

A Londres, l’élite traditionnelle des conservateurs persiste à gérer les conséquences du vote populaire sans accrocs avec l’UE.

En Italie, le vote «antisystème» s’avère en définitive comme le triomphe de l’ensemble du système politique, ainsi que des élites traditionnelles, tant romaines que provinciales. Les trois régions «oubliées» -Sardaigne, Sicile et Pouilles, traditionnellement les plus europhiles- sont aussi celles qui ont voté «non» à plus de 80 %.

On avait oublié la capacité de récupération par les systèmes de toute forme de contestation. Dans l’histoire, il arrive des moments où toute contestation «antisystème» peut, à son tour, se voir intégrée et faire partie du système contesté. Lorsque les élites échouent et qu’elles n’ont plus d’autre carte à jouer, elles peuvent bien se replier sur celle des «anti-élites».

Finalement, y aurait-il quelque chose qui change avec ces votes ou rien ne change et le monde continue comme avant ? En fait, si des changements sont à prévoir, ils viendraient moins d’en bas que d’en haut, moins des votes populaires que des élites, amenées à changer leur mode de gouvernance. Après tout, au cours des années 30, si les démocraties dans l’Europe de l’Est ont cédé aux régimes autoritaires, les élites n’ont pas moins continué de gouverner. Aujourd’hui, si quelque chose change, ce ne sera pas dans le renouveau des élites qu’il faudra la chercher, mais surtout dans les impasses auxquelles le monde est conduit par le mode de gouvernance et les options ayant prévalu au cours des trente dernières années : dans la reddition des Etats et des démocraties aux débauches des marchés financiers sous le prétexte d’une mondialisation qui, malgré tout, reste à ce jour hors d’atteinte.

Si aujourd’hui l’Etat-Nation et la démocratie sont de retour, cela ne serait une menace ni pour l’un ni pour l’autre, mais surtout pour l’ordre des trois dernières décennies prétendant les dépasser. Finalement, et comme toujours, la force des choses s’avère plus décisive que celle des idéologies.

Changement de cap

Selon le dernier rapport du FMI (octobre 2016), depuis 2012, le commerce mondial ne cesse de se ralentir pour passer en dessous du taux de croissance mondiale. Une conséquence directe de cette mutation est que les économies nationales deviennent plus autarciques et moins dépendantes des importations, dont la part dans la production mondiale fut réduite de 10 % au cours des cinq dernières années. Il en va de même des investissements internationaux, dont les performances entre 2009 et 2016 restent largement inférieures à celles de 2008.

En Chine et dans les pays émergents, principaux importateurs d’investissements internationaux, les flux sont inversés et, à partir de 2015, les sorties de capitaux dépassent les entrées, avec des menaces graves sur la liquidité de leurs économies. Selon le spécialiste américain, Barry Eichengreen, le retard des investissements transfrontaliers vient surtout de la réticence des banques quant au financement de ce type d’opérations.

Or si les trois moteurs de la mondialisation -commerce, investissement, crédit- se contractent, les anciennes complémentarités nationales et régionales reconstituées refont surface et prennent la relève. La question posée avec les trois derniers verdicts populaires n’est pas tant celle du changement de l’élite, mais le changement de cap. Si la mondialisation constitue un horizon indépassable, les Etats-nations et les systèmes démocratiques n’en seraient pas moins indépassables, car ils en sont les piliers. Sans eux, tout le système mondial s’effondrerait.

Ce constat n’affaiblirait pas les systèmes démocratiques, mais, au contraire, les renforcerait. Si de nos jours les corps électoraux s’élargissent avec l’arrivée des jeunes et des marginaux, les démocraties devraient s’occuper de la qualité civique des nouveaux venus au vote, de leur conscience citoyenne ; de leurs droits, mais aussi de leurs obligations envers l’ensemble. A moins que l’on n’imagine que la démocratie n’est qu’un jeu d’initiés et que «trop de démocratie tue la démocratie».

Par Kostas Vergopoulos, professeur des sciences économiques, université Paris-VIII.

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