Ralentis, camarade, le monde des vieux est devant toi !

J’ai longtemps cru que Mai 68 était l’un des événements les plus fondamentaux de notre histoire. Avec Marignan, la prise de la Bastille, la Commune, les deux guerres mondiales et l’élection de François Mitterrand. Tous les dix ans, 1978, 1988, 1998, 2008, ce fut l’occasion de faire un bilan, de voir grandir puis vieillir ses parents. Ce fut aussi le moment d’évaluer sa propre capacité de révolte à l’aune de ce mythe parfois pesant.

Mai 2018. Le constat est amer. C’est à peine si j’arrive à le faire. Je ne parle pas de l’état de l’école, qui a si peu changé et reste si empesée, ni de celui des luttes qui peinent à converger, des révoltes étudiantes dont je ne sais que penser. Plus intimement, je songe à mon père, pour qui Mai 68 fut le haut fait et qui, atteint de la maladie d’Alzheimer, installé dans un Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], n’aura pas loisir de le commémorer.

Mai 1968-mai 2018 : je ne tente pas de discerner des évolutions. Je ne me demande pas si l’on peut être de la Gauche prolétarienne un jour, voter Macron le suivant. Trop facile. Trop prévisible. Et puis, on n’en est plus là. Je préfère, en regardant mon père, en suivant le fil de sa vie, du Quartier latin à l’Ehpad, traquer des raccourcis et des persistances : que reste-il, ici, dans ce qu’il vit, là où il réside, des luttes et des utopies ? Cette époque désormais lointaine est restée, presque en dernier, dans sa mémoire. J’en cherche par conséquent des scories au milieu des débris.

« Marathon de palabres »

Mon père vit donc, aujourd’hui, en communauté. Comme en mai 1968, il est un peu plus jeune que les autres. Pour beaucoup, ils sont shootés ou naturellement défoncés ; ils ont tout loisir d’errer, de tenir des propos incohérents, de dormir la journée ou de passer la nuit à déambuler. Le délire collectif de 1968 a muté, en 2018, en collectivité du délire. Le « marathon de palabres » est là. La vie aussi. Le désir a été un peu assommé par les années, mais surtout par l’ennui. Un mot, un geste, et souvent, malgré tout, il renaît. Le vent, lui, ne souffle que peu sur les visages ridés de ces assignés à résidence.

En mai 1968, les vieux cons n’avaient, aux yeux des jeunes, que ce qu’ils méritaient. A cette époque, on faisait taire les poilus, les fourbus. Depuis, les camarades ont tant couru qu’ils sont parvenus au monde des vieux sans avoir tout à fait échappé au vieux monde. Qu’auraient-ils souhaité, alors, pour ceux qu’ils deviendraient ? Sans doute pas ça. Y ont-ils seulement songé ? Ils n’ont pas dû croire que ça leur arriverait.

C’est à nous, désormais, qu’il revient d’y penser. L’imagination n’est toujours pas au pouvoir, l’y porter reste notre devoir : étrangement, tout semble possible, le déclin n’empêche pas l’espoir, l’obsolescence est programmée mais le sens n’est pas condamné. Il ne s’agit pas simplement d’une autre manière de voir (quelle que soit la perspective, la maladie et la déchéance sont une infamie, nous faire croire autre chose est une escroquerie), mais de tout repenser. On ne peut laisser tous ces vieux dans le noir, les couloirs, la fin de vie en forme d’entonnoir. Voilà pour le collectif.

Authenticité et fierté

Individuellement, le bilan : il y a cinquante ans, mon père, à peine âgé de 18 ans, élève d’hypokhâgne, a été viré du lycée Louis-Le-Grand après Mai 68. S’est-il aujourd’hui calmé ? Cela nous aurait arrangés. Non, même malade, il n’est pas discipliné. Il ne cesse de tout explorer, de marcher, de toucher, de renverser, de bousculer, de parler. Il est d’une incroyable bonne humeur. En cela, il n’a pas changé. Mais il n’est pas un malade « normé », il n’est pas rangé : il n’a rien d’un bon vieux papy assommé – trop jeune, trop singulier. C’est épuisant et décourageant pour ceux qui doivent s’en occuper, ils doivent sans cesse le surveiller.

Ses parents sont morts, ils ne peuvent plus venir le récupérer. C’est donc de notre responsabilité, à ma mère, ma sœur et moi. Et nous sommes partagées : nous aimerions qu’il soit comme les autres, plus sage et même parfois endormi. Mais dans le fond, nous en tirons aussi, avec une indéniable ambivalence, une réelle fierté : lui, au moins, ne s’est pas trahi. L’âge et Alzheimer n’ont pas tout envahi, il résiste par son originalité, sa force et son côté cinglé.

On fête ce mois-ci l’anniversaire de Mai 68, avec, à son corps défendant, comme vétéran récalcitrant, le brillant Dany. Ou le fougueux Goupil. Mon père, lui, ne soufflera pas de bougies. Il restera ici, là où l’enferme sa maladie. Et c’est à nous de poursuivre, le cœur déchiré, l’utopie et le combat. Pour lui et pour tous ceux qui ont vieilli sans que le monde, ni eux-mêmes parfois, ne s’en soucie.

C’est le singulier destin de ma génération un peu écrasée : après les avoir admirés, jalousés, détestés ou subis, nous devons maintenant nous en occuper. Etrangement, ce n’est peut-être pas si absurde de poursuivre la lutte là où ils ne l’auraient jamais commencée : il y a peut-être, outre tout l’amour que l’on peut leur porter, toute la sollicitude et le chagrin que l’on peut éprouver, un truc à tenter qui aurait, pour une fois, un peu d’authenticité, qui serait notre fierté, qui serait autre chose qu’un vague copier-coller réchauffé.

Par Mara Goyet, écrivaine et professeure d’histoire-géographie.

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