Rassurer l'opinion aujourd'hui ne règle pas les menaces terroristes de demain

Les démocraties peuvent-elles encore avoir une vision stratégique de la politique étrangère ? En matière de terrorisme, la politique intérieure commande de plus en plus la politique étrangère et l'action militaire. En effet, même si l'action des services de renseignement et de la police doit représenter 80% de la réponse au terrorisme, cette action est quasiment invisible, et donc politiquement insuffisante. L'opinion attend davantage, et si un attentat se produit, elle reproche aux autorités leur passivité. La réponse militaire (les troupes qu'on déploie dans les rues de nos villes, les bombardements en Syrie ou ailleurs) a l'avantage de montrer l'Etat protecteur en action. Le président Hollande a ainsi médiatisé le déploiement du porte-avion Charles de Gaulle après les attentats de Paris, et le président Obama, après avoir longtemps évité de brandir la menace de l'Etat islamique, la décrit maintenant comme un défi stratégique.

Nul doute donc qu'après les attentats de Bruxelles la pression pour des actions militaires va redoubler : Syrie, Irak, Libye, où frapper ? Pourtant, face au risque terroriste, l'action militaire rencontre vite ses limites : certes, des camps d'entraînement sont détruits, des structures de commandement et de planification désorganisées, et l'aura d'invincibilité du terrorisme entamée. Mais la médiatisation militaire de la lutte contre le terrorisme a aussi le grand inconvénient de donner aux âmes perdues qui embrassent en Europe l'aventure terroriste le sentiment qu'elles sont désormais engagées dans un combat planétaire, ce qui les valorise. On aide ainsi à fusionner dans les têtes le théâtre du Moyen-Orient et celui de nos banlieues, alors même que "vaincre" Daesh dans les pays arabes et se protéger du risque terroriste en Europe ou aux Etats-Unis sont deux problèmes distincts.

"Libérer" à coup de bombes Mossoul, Palmyre ou Syrte pour donner les clefs de villes détruites à qui ? Mossoul doit-il être abandonné aux milices chiites irakiennes dont les exactions ont largement contribué à la naissance de l'Etat islamique ? A une bourgeoisie sunnite réfugiée à Bagdad et discréditée par sa corruption ? On ne peut que se réjouir que Palmyre échappe à la barbarie destructrice de Daesh, mais les soldats d'Assad seront-ils longtemps accueillis en libérateurs, alors même que la répression du régime a facilité le développement de l'Etat islamique en Syrie ? Syrte sera-t-il laissé aux milices de Misrata ? Avec l'Etat islamique aujourd'hui, comme hier avec Saddam Hussein ou Kadhafi, on ne se préoccupe guère du "jour d'après" alors qu'il devrait déterminer la stratégie.

L'organisation que je dirige, Crisis Group, a étudié l'évolution de la menace terroriste depuis dix ans, et les conclusions sont claires : dans la plupart des cas, une politique de "containment" qui vise à encercler l'Etat islamique pour progressivement l'affaiblir serait plus efficace qu'une stratégie qui vise à l'écraser. Depuis le 11 septembre 2001, les vagues terroristes se sont succédé, et chacune a été plus forte que la précédente, sans que pour autant cette dernière disparaisse : al-Qaeda est aujourd'hui une organisation puissante, moins médiatisée que l'Etat islamique, mais tout aussi dangereuse. Il est grand temps d'apprendre de nos erreurs, et d'apporter à la menace terroriste une réponse multiforme, où l'action militaire a sa place, mais où la politique doit dominer : contenir plus qu'écraser ; diviser l'ennemi au lieu de l'unifier, en évitant de faciliter des alliances opportunistes entre groupes armés par un usage indiscriminé de l'étiquette terroriste ; prévenir les conflits, qui sont le terreau dont le terrorisme a besoin pour se développer ; ne pas hésiter à ouvrir des canaux de dialogue pour fragmenter l'adversaire... Autant de prescriptions validées par l'expérience. Sur le long terme, une telle stratégie, dans laquelle les puissances extérieures n'ont qu'un rôle secondaire à jouer, serait plus efficace contre l'Etat islamique que des actions militaires retentissantes, mais elle est à l'opposé de ce que réclament des opinions publiques que la peur a rendues impatientes.

L'Etat Islamique qui se déploie au Moyen-Orient et en Afrique n'est pourtant une menace stratégique directe ni pour les Etats-Unis, ni même pour l'Europe. Il ne le devient que par les dynamiques politiques internes qu'il favorise. Dans le présent contexte de peur, des attentats peuvent bouleverser la donne politique dans les pays où ils se produisent. Aux services de sécurité intérieure et de renseignement de faire le maximum pour les déjouer. Aux gouvernements de leur en donner les moyens, tout en résistant à la tentation d'aventures militaires qui rassurent peut-être l'opinion aujourd'hui, mais ne règlent pas les menaces de demain et peuvent même les aggraver. Nos dirigeants, en n'osant pas dire avec fermeté que l'Etat islamique n'est une menace stratégique que par la peur qu'il engendre, risquent en fin de compte de faire le jeu des populistes qu'ils veulent combattre.

Jean-Marie Guéhenno, président-directeur général l’International Crisis Group.

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