Réarmer l’Ukraine, un choix difficile

Les discussions actuellement en cours au sein de l’administration américaine sur le transfert éventuel d’armements « défensifs » vers l’Ukraine pose pour les Européens une question décisive. La concrétisation de cette décision risque en effet d’entraîner les Etats-Unis et la Russie dans une posture d’affrontement direct, qui sur le terrain, pourrait provoquer une implication plus directe et massive des forces russes aux côtés des forces indépendantistes. Dans une telle hypothèse, non seulement la capacité des forces ukrainienne à tenir ses positions peut être questionnée, mais la perspective d’une action directe et brusquée des forces russes n’est pas forcément à exclure.

Le spectre d’un conflit bref et violent, justifié par la décision américaine, conduisant à la proclamation d’une république indépendantiste à l’est de l’Ukraine se profile lentement. À cet égard, il n’est pas à attendre que les États européens aient la capacité de se positionner clairement sur la nécessité ou non de soutenir l’Ukraine par des transferts d’armements. Bien que certains tendent à stigmatiser la position antirusse des États d’Europe centrale, qui pourraient donc être enclins à soutenir le projet américain, et leur opposent la position plus tempérée de la France ou de l’Allemagne, qui privilégient le règlement diplomatique du conflit, l’ensemble des États européen à bien conscience des implications graves du conflit ukrainien sur la sécurité du vieux continent. Sans même prétendre offrir à l’Ukraine la possibilité de recouvrer la souveraineté sur l’ensemble de son territoire, trouver une solution de statu quo permettant de figer l’escalade du conflit est une priorité pour tous, quels que soient les moyens privilégiés.

Une décision complexe

Dans ce contexte, soutenir le réarmement de l’Ukraine sera une décision très difficile à prendre, y compris par les capitales les plus engagées en faveur de Kiev. Reste que le maintien d’un statu quo, difficile à admettre pour les Ukrainiens, mais préférable à un effondrement du front, est probablement une illusion. Du point de vue russe, la création d’un corridor permettant d’assurer une liaison terrestre avec la Crimée est très probablement une priorité de court à moyen terme. Mais au-delà de cette question particulière, Moscou ne peut en aucun cas rester indifférent aux choix stratégiques de Kiev, lesquels, dans le contexte actuel, ne peuvent qu’aller dans le sens d’un rapprochement fort vers l’occident.

Laissée à elle-même, l’Ukraine ne peut devenir, dans la perception russe, qu’un pion des États-Unis. Maintenir un état de conflit durable à l’est du pays permet donc sur le long terme, de limiter toute tentative de rapprochement et, le cas échéant, de menacer d’agir militairement. Un scénario à la géorgienne, qui, dans l’état actuel des choses, s’avère assez fonctionnel. Dans ce sens, s’il est possible pour les États européens d’oublier le conflit en Ukraine – tentation déjà bien palpable dans plusieurs capitales – le conflit ukrainien ne sera pas un conflit gelé. Le seul statu quo qui vaille est celui que souhaite la Russie et à terme, le double objectif russe d’établir des républiques fédérées contrôlant l’est du pays et de finlandiser les restes de l’Etat ukrainien est très susceptible de se concrétiser.

Etat frontalier, la Russie dispose de toutes les facilités matérielles pour ce faire et à toute latitude pour armer les indépendantistes. On peut arguer que le devenir de l’Ukraine n’est plus de notre ressort et admettre, comme certains, que la Russie est un grand pays ayant des intérêts vitaux à défendre et que, dans ce cadre, il faut avant tout soutenir une action diplomatique pour renouer le contact. À ceci près que jusqu’à présent, la position pour le moins conciliante des États-Unis et des Européens n’a eu pour seul résultat de concéder tacitement l’implication croissante et explicite de la Russie dans le conflit. L’action diplomatique concrétise le droit d’ingérence armé de Moscou dans un Etat souverain avec lequel aucun différend territorial n’existe, précédent, qu’il n’est pas forcément souhaitable de pérenniser.

Finlandisation

Faut-il pour autant réarmer l’Ukraine, sachant que si la Russie devait réagir militairement, les États européens ne disposent ni de la volonté politique ni des capacités militaires pour réagir. Une telle initiative pourrait alors conduire à décrédibiliser l’ensemble de l’architecture de sécurité euroatlantique, puisque si l’OTAN n’est pas fondée de réagir à une invasion de l’Ukraine, l’absence d’action serait un aveu d’impuissance dévastateur. Ce qui est certain toutefois, c’est qu’il ne faut pas laisser les États-Unis agir seuls. Si demain l’administration Obama décide d’agir, la réaction de la Russie sera partiellement calibrée par la réaction des États européens. En l’absence de soutien, il sera dans son intérêt direct d’accroître les tensions et de dénoncer l’inconséquence de la politique américaine.

Et dans l’hypothèse où les Etats Unis bénéficieraient du soutien des Européens, ceux-ci doivent tirer les conséquences de cet engagement et être prêts, eux aussi à soutenir matériellement l’Ukraine, plus particulièrement en cas d’escalade russe. En effet, tant que Moscou ne décide pas d’intervenir directement en Ukraine, elle dispose de la capacité de désamorcer le conflit sans perte de crédibilité. Maximiser la pression en acceptant l’épreuve de force est probablement le seuil moyen pour les Occidentaux de conserver leur crédibilité sans se trouver confrontée au dilemme ingérable du conflit avec la Russie ou l’abandon pur et simple de l’Ukraine.

Les Européens doivent avoir conscience qu’en faisant le choix de réduire considérablement leurs capacités militaires, ils ont remis les clefs de leur sécurité à d’autres. La crise ukrainienne leur laisse peu d’options : soit ils admettent que la Russie bénéficie de droits particuliers en Europe et qui font d’elle un partenaire dominant au sein de l’architecture de sécurité européenne ; soit ils estiment que le modèle euroatlantique, qui avait permis jusqu’à l’année dernière à une immense majorité d’États de vivre dans la paix et pour un nombre croissant d’entre eux, dans la démocratie, mérite d’être défendu. Et dans ce cas, il faut malheureusement accepter de prendre un risque substantiel.

Stéphane Delory, spécialiste des questions de défense, chargé d’études à la Fondation pour la recherche stratégique.

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