Recevoir le tyran ouzbek, un faux pas magistral de M. Barroso

Comment maintenir des relations de travail et faire des affaires avec des régimes répressifs? Voilà la question lancinante qui secoue les chancelleries et l’Europe politique depuis la révolution tunisienne. La France s’est obligée à un examen de conscience douloureux. La ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, et son collègue de la défense Alain Juppé se sont soumis, pendant près de trois heures, à des questions relativement pointues de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, pourtant majoritairement acquise au gouvernement de François Fillon. A Bruxelles, les critiques pleuvent sur le manque de réactivité du tout jeune service européen d’action extérieur.

Mais l’erreur la plus magistrale a été commise par le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, qui a reçu la semaine dernière le président d’Ouzbékistan, Islam Karimov, de la manière la plus officielle au palais Berlaymont de Bruxelles. M. Ben Ali avait certes mis en place un régime extrêmement répressif, mais M. Karimov détient le triste record du monde de prisonniers politiques per capita et n’a jamais commencé à répondre à la moindre question sur les massacres perpétrés par son armée dans la ville d’Andijan en 2005. Si l’économie tunisienne était mise en coupe réglée par l’épouse du président Ben Ali, en Ouzbékistan ce sont les filles du tyran qui mènent grand train et obligent tout entrepreneur qui veut survivre à placer ses affaires sous leur empire. L’Hebdo ne vient-il pas d’ailleurs de décrire en détail les opérations immobilières de Gulnara Karimova dans le canton de Genève? Une telle exposition de faits, pour le moins troublants, devrait susciter immédiatement l’intérêt du procureur de la République et canton. L’inverse ne pourrait être compris que comme un acte de complaisance.

Karimov au Berlaymont de Bruxelles et sa fille dans sa propriété genevoise, sur fond de révolution tunisienne, illustrent à merveille le dilemme profond de nos démocraties dans leurs relations avec des régimes oppresseurs. Comment s’engager sans légitimer et comment conserver les marchés de ces pays ouverts aux entreprises européennes sans renier profondément les valeurs démocratiques, avec les risques que cela implique en cas de changement de régime? Ces exercices d’équilibre sont délicats et peu d’Etats démocratiques échappent à la tentation de satisfaire les dictateurs en échange d’un contrat ou, dans le cas de la visite de Karimov à Bruxelles, de la simple promesse d’ouvrir une délégation de l’UE à Tachkent! Faible trophée pour une compromission sérieuse d’un exécutif européen déjà en mal de confiance auprès des opinions publiques de l’Union!

Quelques leçons s’imposent pourtant. La première devrait consister à offrir aux dictateurs un service politique minimal de manière à assurer tout simplement un accès à leur pays et à leurs peuples. L’isolement total ne paie que très rarement. Mais pourquoi tous ces discours sur «les améliorations dans le domaine des droits de l’homme» en Tunisie, en Ouzbékistan et, il y a peu, en Biélorussie, de la part de chefs de gouvernements occidentaux que l’on espère pourtant suffisamment informés par leurs réseaux diplomatiques pour ne pas croire un mot de ce qu’ils énoncent? La politique comme la diplomatie relèvent évidemment de l’art du possible, et parfois les poignées de mains désagréables sont inévitables. Mais n’y a-t-il pas moyen de passer par ces exercices en offrant le minimum de légitimation aux dictateurs et surtout en leur refusant l’instrument de propagande extraordinaire que représente pour eux la possibilité de montrer à leur télévision nationale un leader démocratiquement élu vanter les performances d’un despote? Deuxième leçon: encourager la justice de nos pays à faire son travail. La France vit une expérience intéressante avec l’initiative de plusieurs ONG contre les «biens mal acquis» qui demande justice sur les somptueuses propriétés acquises dans l’Hexagone par certains chefs d’Etat africains dont les salaires officiels seuls ne pourraient en aucun cas couvrir de telles dépenses. Le travail des diplomates du Quai d’Orsay s’en trouve certes fort compliqué auprès des chefs d’Etat en question, mais le geste est fort: dans une démocratie, la justice est indépendante et les peuples qui ploient sous la pauvreté alors que leurs présidents font leurs courses sur les Champs-Elysées et skient à Davos sauront reconnaître leurs véritables amis.

Enfin, il serait bon aussi que les agences de coopération évitent à tout prix de dépenser l’argent des contribuables dans des projets qui contribuent à faire croire à une quelconque amélioration dans un pays soumis à une main de fer. On en perd son latin lorsque l’on entend des députés européens défendre le financement d’un projet européen «contre la torture» avec la police ouzbèke. La torture dans ce pays est un instrument de gouvernement. Elle est utilisée systématiquement pour intimider et détruire les personnalités et pour obtenir des aveux. Elle ne sera supprimée que lorsque le gouvernement aura pris la décision de renoncer à ces pratiques. Financer un projet de ce type avec une police comme celle-là contribue à faire croire qu’il y a volonté politique de faire avancer les choses et relève donc de la complicité et de la tromperie.

Entre la complaisance coupable et un engagement réfléchi, la marge de manœuvre est grande pour nos gouvernants dans leurs relations avec des régimes autocratiques. Il serait temps que nos gouvernements prennent la mesure du mécontentement dans les pays soumis à ces régimes; que nos opinions publiques jugent du manque de discernement de certains d’entre eux, comme M. Barroso la semaine dernière, décidant de court-circuiter toutes les étapes pour recevoir un tyran directement au plus haut niveau de l’UE. Il en va également de la confiance des citoyens européens dans le flair politique de ceux qui nous gouvernent.

Par Alain Délétroz, vice-président de l’International Crisis Group à Bruxelles.

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