Reconstruction de Notre-Dame : « La philanthropie est le miroir de l’abandon par les pouvoirs publics de leur capacité à influer sur la société »

La polémique née autour des dons faits pour la reconstruction de Notre-Dame pose une question de fond : comment arrive-t-on à mobiliser près de 1 milliard d’euros en quarante-huit heures pour un monument alors que les grandes organisations caritatives – Caritas, Médecins du monde, Apprentis d’Auteuil, etc. – peinent à collecter des sommes bien inférieures pour des causes « vitales » dans un pays où 8 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté ? La question ne se pose pas au détriment de Notre-Dame, mais en faveur des causes difficiles. Pourquoi pas le patrimoine « et » la pauvreté ? Existe-t-il une hiérarchie des causes philanthropiques ?

Si la philanthropie évoque spontanément l’aide à son semblable dans la pauvreté, la maladie ou l’exil, le code général des impôts définit en réalité un très large spectre de causes d’intérêt général, de l’art à l’éducation, du sport à la santé, du patrimoine à l’hébergement d’urgence. On semble découvrir aujourd’hui la totale liberté du philanthrope comme de l’entreprise mécène à choisir les causes qu’ils souhaitent soutenir.

On peut sourciller, mais une grande fortune ou une entreprise peut soutenir des résidences pour animaux domestiques comme financer la recherche en santé mentale. Et soutenir un projet plus « glamour » ou plus émotionnellement fort – comme Notre-Dame – qu’un autre. A l’extrême, les Etats-Unis sont un pays où toutes les causes se valent, des plus farfelues aux plus essentielles, de la recherche sur les extraterrestres ou la scientologie à l’accueil des SDF ou la recherche sur les maladies dégénératives.

Storytelling

Le fondement philosophique de cette liberté philanthropique est celle de la Fable des abeilles, de Bernard de Mandeville (1670-1733) : plus il y a de philanthropes, plus il y a de causes soutenues pour une grande diversité de montants, et mieux l’intérêt général sera servi avec l’espérance d’une répartition équitable des causes financées. Pourtant, l’idée d’une philanthropie venant combler les fractures de notre société en allant aux besoins les plus criants est en partie fausse. Elle n’a pas un rôle de régulateur social.

Aux Etats-Unis, Rob Reich, professeur de sciences politiques à Stanford, souligne, dans son livre Just Giving. Why Philanthropy is Failing Democracy and How it Can Do Better (Princeton University Press, 2018, non traduit), qu’une grande partie de la philanthropie des grandes fortunes va aux plus grandes universités – Harvard vient de terminer une levée de fonds de 9,6 milliards de dollars –, aux plus grands hôpitaux – le Cedars Sinaï a récolté 615 millions de dollars –, aux grandes institutions culturelles…

En France, les très grandes institutions, par leur renommée et par l’efficacité de leurs équipes de récolte de fonds, reçoivent aussi une bonne partie du mécénat, notamment d’entreprise. La construction et l’ouverture récente d’une fondation artistique par une entreprise a, par exemple, représenté une part significative du montant total du mécénat de toutes les autres entreprises.

Des philanthropes individuels ou familiaux comme certaines entreprises se distinguent, certes, par un engagement plus pointu et souvent plus discret en faveur de causes « difficiles » ou innovantes. Cependant, certains philanthropes et mécènes français commencent à utiliser la philanthropie « à l’américaine » : facteur d’affirmation sociale fortune faite, fréquentation des cercles des « amis » de grandes institutions, légitimation de la parole publique et, pour certains, storytelling : l’enchérissement successif des très grands dons juste après l’incendie de Notre-Dame, y compris dans l’abandon des déductions fiscales, n’a échappé à aucun média.

Entre les mailles du filet

La philanthropie joue son rôle spécifique au sein du contrat social qui définit les valeurs et les priorités autour desquelles notre société se structure afin de fonctionner sans trop de tensions et d’exclusions. Elle poursuit l’intérêt général, fonctionne sans but lucratif, intervient entre les mailles du filet social, éducatif, médical, etc. Elle s’inscrit dans une durée où ni les politiques ne peuvent aller – rythme court des élections –, pas plus que les entreprises – résultats trimestriels. La philanthropie est essentielle, innovante, pointue dans certains domaines.

Mais la baisse des crédits publics, la fermeture de services publics, des choix politiques parfois draconiens en matière de recherche, d’éducation, de culture, lui confient un rôle qui n’est pas le sien. Si, au sein du contrat social, les pouvoirs publics se retirent progressivement et si les entreprises occupent des domaines autrefois relevant des politiques publiques, la philanthropie n’a ni la légitimité démocratique ni la sanction du marché ni les moyens de se substituer à l’Etat, et ce n’est pas sa vocation.

Que certaines fondations puissent mener une politique de santé au niveau mondial, que d’autres financent des recherches « non rentables » et qu’enfin certaines interviennent à toute petite échelle est essentiel et constitue une chance formidable, mais n’est-ce pas souligner en miroir l’abandon par les pouvoirs publics de leur capacité à influer sur l’état de la société en favorisant des « impôts fléchés » aux dépens des impôts ? Au point d’arriver à ce paradoxe : certaines grandes fortunes américaines demandent aujourd’hui à payer plus d’impôts ! Le contrat social français repose essentiellement sur la capacité des acteurs, chacun à son niveau et avec sa légitimité propre, à faire de justes péréquations pour maintenir le lien social. A défaut, la fracture sociale s’élargira.

Jérôme Kohler est dirigeant d’une société de conseil philanthropique.

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