L'impact social de la crise en Europe est considérable : le chômage touche plus de 25 millions de personnes, dont 20% des jeunes, et le taux de pauvreté augmente pour atteindre 17% de la population. Ces données sont celles des statistiques des institutions de l'Union Européenne, mais sans même se référer à des indicateurs sociaux, la dégradation de la situation sociale est visible et perçue nettement par les citoyens européens appelés à voter entre le 22 et le 25 mai.
Ce qui émerge des débats, plutôt ternes, sur l'enjeu de ces élections concerne les questions économiques et financières : réduction des dettes publiques et respect du pacte de stabilité, pour les uns, refus de l'austérité que cela implique pour les autres. Il nous paraît essentiel, sans contester l'utilité de réduire l'endettement et les déficits publics, d'élargir la discussion à ce que nous pourrions appeler les « déficits sociaux », dont la progression et la nature sont très inquiétants. L'Europe de demain doit pouvoir marcher de manière équilibrée en s'appuyant sur ses deux jambes.
Le Conseil International d'Action Sociale (CIAS), association ayant un statut consultatif auprès de l'ONU, qui milite pour les droits sociaux depuis 1928, entend apporter une contribution au débat.
Il se réfère au concept de « socles de protection sociale », qui a acquis, avec la crise, ses lettres de noblesse : popularisé par le rapport du groupe de travail présidé par Mme Bachelet (à l'époque où elle présidait le service ONU-femmes), auquel Martin Hirsch a participé, le concept a été repris dans le communiqué final du G20 à Cannes, en novembre 2011, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. La protection sociale est reconnue comme un investissement d'avenir pour la société en général et un facteur particulièrement positif en temps de crise.
Elle contribue à améliorer la productivité, elle constitue un amortisseur de crise, et elle est un facteur de cohésion sociale. En juin 2012, à Genève, la Conférence Internationale du Travail a adopté, à l'unanimité des délégations (tripartites : syndicats, employeurs, gouvernements), la recommandation 202 qui décrit le contenu des socles de protection sociale.
Le socle est constitué de quatre garanties permettant à tous les résidents de vivre dignement : l'accès aux soins essentiels de santé et une sécurité minimum de revenu pendant l'enfance, l'âge adulte et la vieillesse. Il s'agit aussi de reconnaître la primauté des choix nationaux dans la construction des socles, dès lors que sont respectés les principes de solidarité, de garantie des droits et de non discrimination.
IL EXISTE DES DESERTS MEDICAUX EN EUROPE
On peut penser que les socles de protection sociale concernent les pays en développement ou émergents, ce qui est évident. Il y a même là pour les pays d'Europe une opportunité de coopération internationale. Mais on aurait tort de penser que tous les citoyens européens bénéficient de cet accès universel aux services de base visés par la recommandation 202. Que signifie la notion de « socles » de protection sociale, adoptée par tous les gouvernements d'Europe, et par les partenaires sociaux, dans des pays qui ont dans l'ensemble porté à un haut niveau leurs systèmes sociaux ? La réponse à cette question revient à mettre le doigt sur les déficits sociaux, alimentés par une perte de pouvoir d'achat et une anémie économique résultant de réductions drastiques de dépenses sociales pratiquées au nom du rétablissement des équilibres budgétaires. La protection sociale, compétence partagée entre l'Union et les Etats suivant le traité, est de fait intégrée aux éléments essentiels du pacte de stabilité comme à la politique du marché unique, qui sont des missions de l'Union. La réduction des prestations sociales est donc exigée des Etats comme un élément de lutte contre les déficits publics. Cette approche n'est pas illégitime ; elle est borgne : elle ne veut pas voir qu'elle creuse les déficits sociaux, en augmentant le chômage et la pauvreté ; et elle est myope car ne voit pas qu'elle compromet les objectifs de l'Union pour 2020.
L'Europe doit prévenir l'augmentation des déficits sociaux. L'accès aux soins de santé de base n'est pas garanti à tous en Europe. Il y a des déserts médicaux dans certaines régions. Et de plus en plus d'européens de condition modeste renoncent à se faire soigner, en raison de la part croissante du coût des traitements qui reste à leur charge. On a cherché, à juste titre, à « activer » les dépenses sociales, en faisant en sorte que, pour un inactif en âge de travailler, l'occupation d'un emploi soit « payante ». Cette lutte contre l'assistanat, légitime dans son principe, a conduit à l'émergence de nombreux « petits boulots » temporaires, à temps partiel et mal payés et nous constatons aujourd'hui dans nos pays « riches » que le nombre de travailleurs pauvres ne cesse d'augmenter (près d'un sur dix). Il faut offrir aux actifs, notamment aux jeunes, un emploi décent et un des moyens d'y parvenir est de faire voter dans les Etats membres qui ne l'ont pas encore fait un salaire minimum interprofessionnel. C'est ce que va faire l'Allemagne.
Pour tous ceux qui ne peuvent vivre de leur travail, en raison de leur âge (enfants, personnes âgées), d'une invalidité ou du chômage, un revenu minimum adéquat doit être garanti par la collectivité nationale. Son niveau doit être apprécié dans chaque Etat membre : de manière absolue il doit permettre de vivre dignement, et de manière relative il ne doit pas désintéresser les bénéficiaires de rechercher un emploi. Il semble que, pour un adulte, le seuil de 60% du revenu médian du pays concerné soit un objectif logique, dans la mesure où c'est la définition retenue en Europe du seuil de pauvreté. Une directive cadre sur ce sujet serait souhaitable et les instances européennes s'y sont montrées favorables : puisse l'après 25 mai apporter ce signe fort ! Le principe d'accès universel à un socle de protection n'interdit pas de repérer les catégories particulières qui paraissent particulièrement vulnérables.
LE « NON-RECOURS« AUX DROITS
Il y a un groupe dont le nombre s'accroît et qui appelle de la part des Etats membres la mise en œuvre de solutions innovantes : les jeunes, ayant quitté précocement le système scolaire mais qui ne sont ni en emploi, ni en formation professionnelle. Ils se trouvent dans une zone grise, le plus souvent sans droits sociaux garantis.
Il y a également les migrants, qu'ils soient communautaires, comme les Roms, ou venus de pays tiers : leur nombre augmente, leur rôle économique est majeur, mais souvent ils sont victimes de préjugés et de discriminations ou font l'objet de pratiques illégales de dumping social.
Enfin, on doit souligner un phénomène en plein développement : le « non recours » aux droits. Par ignorance, que peut expliquer une législation complexe, par peur de la stigmatisation, dans un contexte de dénonciation de l'assistanat, ou par défaillance des systèmes de gestion de programmes de plus en plus nombreux et complexes, des européens ne bénéficient pas des droits qui leur sont pourtant garantis. Le phénomène n'est pas du tout marginal : plus de 60% des bénéficiaires potentiels du revenu de solidarité active en France ne le touchent pas.
Des situations identiques existent dans d'autres pays. La stigmatisation et ses effets dissuasifs deviennent une stratégie inavouée de réduction des dépenses. Il faut réagir en améliorant l'efficacité des systèmes sociaux et en mobilisant les travailleurs sociaux sur des objectifs professionnels.
La question du coût doit être posée. On peut vérifier que les pays les plus développés économiquement, et notamment en Europe, sont aussi ceux qui consacrent la plus grande part de leur PIB aux dépenses sociales. Mais s'agissant des socles, le niveau de protection sociale dans la plupart des pays d'Europe est tel qu'il peut être réalisé par « redéploiement » des systèmes existants, ou au prix d'une dépense additionnelle marginale. Seuls quelques pays à l'est ou au sud de l'Europe pourraient relever d'une aide de l'UE dans la mise en œuvre d'un socle. A long terme l' expérience européenne perdra sa crédibilité morale et son acceptabilité politique, pour tout dire sa grandeur, si elle se contente de protéger les droits économiques des personnes à travers les bénéfices des marchés communs, sans garantir au moins un minimum de protection des droits sociaux à ceux qui ne sont pas en mesure de bénéficier de la libéralisation du marché. Même pluraliste une société européenne ne peut pas exister sans solidarité.
Par Christian Rollet (Président du CIAS, Europe) et Michael Cichon (Président du CIAS, Monde)