Par Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et auteur de la Question irakienne, Fayard, octobre 2002 (LE FIGARO, 01/04/03):
La résistance irakienne imprévue à l'avance des troupes anglo-américaines pose plusieurs questions : y a-t-il eu des «évidences» que nous n'avons pas vues, ou que nous avons mal interprétées ? Ou encore y a-t-il eu de nouvelles données qui expliquent ce cours inattendu de la guerre ? Comme beaucoup d'analystes, et au regard de l'extrême étroitesse de la base du régime de Saddam Hussein, réduite selon toute apparence au clan du président irakien, l'issue la plus probable de la guerre semblait la chute rapide du régime. Or, il semble que nous assistions à un scénario inverse : le régime est non seulement toujours en place, mais il semble contrôler ses troupes.
Il a fallu plus d'une semaine à la première armée du monde pour contrôler la bourgade d'Umm Qasr, pourtant à quelques encablures de la frontière du Koweït. Et si les troupes anglo-américaines se sont avancées à un peu plus de cent kilomètres de la capitale, Bagdad, elles ne contrôlent pratiquement que du désert. Aucune ville n'est tombée. Nasiriyya résiste depuis dix jours. Et les soldats anglo-américains ont dû stopper leur avance, en attendant la redéfinition d'une stratégie. Peut-on pour autant parler de résistance «nationale» de la population irakienne comme certains médias n'hésitent pas à l'affirmer ?
Une «évidence», s'il en est, est que les Irakiens ne se sont pas soulevés contre le régime irakien et qu'ils n'accueillent pas les soldats anglo-américains en libérateurs. Cette éventualité n'était d'ailleurs suggérée que par des stratèges américains. Ce n'est un secret pour personne que la population irakienne n'a, dans son ensemble, aucune confiance dans les Américains. Pourquoi se serait-elle soulevée en 2003 après la terrible expérience de février-mars 1991 ? Washington avait alors permis au régime de Bagdad de réprimer dans le sang l'insurrection généralisée de la population.
En violation des termes du cessez-le-feu, les militaires américains laissèrent la Garde républicaine sauver l'essentiel de ses forces, utiliser ses hélicoptères et l'artillerie lourde. Les représailles poussèrent plus d'un million de Kurdes vers la Turquie et l'Iran, avant d'être mis sous protection alliée. Les chiites n'eurent pas cette chance : la Garde ré publicaine opéra un véritable bain de sang qui fit en quelques jours davantage de victimes que la guerre elle-même. La ville sainte chiite de Kerbala fut le théâtre d'événements atroces, les insurgés qui s'étaient réfugiés dans le mausolée de l'imam Hussein, un sanctuaire inviolable, furent bombardés. C'est donc la peur qui a réduit au silence une partie importante de la population.
Or, cette peur était d'autant plus justifiée que l'entrée en guerre des Etats-Unis a semblé rejouer ce sinistre remake. Le caractère irrationnel du choix américain de faire la guerre à l'Irak s'est traduit par une irrationalité tout aussi grande dans la conduite de la guerre même. Non seulement les Etats-Unis ont cru pouvoir entrer en guerre seuls, sans l'ONU et sous la réprobation de la communauté internationale, mais aussi ils ont cru pouvoir gagner la guerre en Irak seuls, sans aucun soutien d'une partie au moins de la population irakienne. Ceci s'est traduit par l'élimination préalable des forces de l'opposition irakienne à qui il a été signifié qu'elles ne devaient pas bouger. C'est en particulier vrai pour les Kurdes et les chiites.
On pourrait penser que cette mise à l'écart de l'opposition visait avant tout à ne pas l'exposer aux retours de bâton d'un régime qui a déjà prouvé sa cruauté envers ceux qui se révoltent contre lui. Mais personne ne pensait en fait que cette opposition, affaiblie sur le terrain, surtout dans la partie arabe du pays où elle a été pratiquement éliminée par la répression, pourrait constituer un appoint militaire. Non, il ne s'agissait pas d'associer les pechmergas kurdes ou les brigades Badr chiites à des combats qui les dépassaient. Il s'agissait en revanche d'envoyer un signal politique sans ambiguïté à ces forces politiques sur le fait qu'elles seraient consultées et associées à l'«après-Saddam», à partir de la constatation qu'elles sont le passage obligé pour résoudre la question irakienne.
Or, qu'ont vu les Irakiens ? Washington n'entend nullement associer quiconque à une gestion de l'après-Saddam qu'il conçoit sous la forme d'une administration militaire directe, comme ce fut le cas entre 1917 et 1920 pour l'armée britannique victorieuse. Les Kurdes, qui sont le plus dépendant des Américains, se sont vu mis devant le fait accompli du parachutage de soldats dans leur zone autonome, sans qu'on ait même pris la peine d'en informer leurs autorités. Ils n'étaient au courant de rien, et c'est par hasard qu'ils ont vu débarquer des soldats américains dont l'arrivée a suscité l'effroi. L'armée de Saddam n'allait-elle pas se venger une nouvelle fois ?
Quant aux chiites, Washington a, comme en 1991, prévenu Téhéran qu'une intervention en Irak, par le biais des forces chiites irakiennes basées en Iran, serait considéré comme un casus belli. Résultat : tant les chiites que les Kurdes (plus des trois-quarts de la population irakienne) sont tenus à l'écart d'un conflit où ils sont pourtant les premiers concernés.
Cette exclusion de l'opposition irakienne a été de pair avec des événements qui ont rappelé de très mauvais souvenirs aux Irakiens. Contrairement au caractère décisif et impitoyable que suggérait le nom de l'opération «Choc et stupeur», la Garde républicaine a curieusement été épargnée dans les premiers jours du conflit. Rien à voir avec le tapis de bombes qui avait accompagné la retraite du Koweït des soldats irakiens en déroute, en 1991, qui fit des dizaines de milliers de morts. Comme si les Amé ricains voulaient ménager des forces sur lesquelles ils comptaient pour l'«après-Saddam». Malgré les capacités américaines avérées, les communications n'ont pas été coupées entre Bagdad et les différentes unités, le téléphone continuant même de fonctionner entre Bagdad et Bassora encerclée. Enfin, la télévision irakienne, image du régime présente dans tous les foyers, n'a pas été réduite au silence, contre toute attente.
On sait de source sûre que Washington a continué à négocier avec le dirigeant irakien son exil et celui de certains de ses proches. D'ores et déjà, des dignitaires du régime, et non des moindres, ont mis leurs enfants à l'abri dans des pays européens et arabes, où des comptes bancaires, partie de l'important magot que le régime a mis de côté, sont laissés à leur libre disposition. La négociation a buté sur le nombre de personnes à qui les Américains permettraient un exil doré à l'abri des poursuites internationales.
Ces tractations, bien que secrètes, ont achevé de convaincre les Irakiens qu'ils n'avaient rien à attendre des Américains et que ces derniers étaient déterminés à faire de l'après-Saddam du «Saddam sans Saddam». C'est-à-dire que l'essentiel du système serait préservé, avec le maintien en place des fonctionnaires et des forces armées.
Isolés dans la région, les Américains ont «vendu» le futur butin irakien à leurs alliés parmi les pays voisins de l'Irak pour les convaincre, avec un succès mitigé, d'accorder des facilités aux forces américaines. Il ne s'agissait pas seulement de promesses pétrolières sur les ressources irakiennes, mais d'un droit de regard sur l'après-Saddam. Pour la Turquie, il s'agissait donc de se voir compensée de ses pertes dues à la guerre par une place de choix dans le pétrole de Kirkouk, mais aussi de limiter au maximum l'autonomie kurde en Irak. Pour l'Arabie saoudite et les pays arabes, il s'agissait d'interdire à une partie des chiites d'arriver au pouvoir à Bagdad. La prise en compte prioritaire de ces intérêts ne pouvait se faire qu'aux dépens de la population irakienne. Les Kurdes n'ont pas le choix : leur sort est entre les mains des Américains. Mais, qu'il s'agisse des dirigeants ou de la population, ils s'attendent à être trahis à tout moment. Washington n'a-t-il pas promis à Ankara le désarmement des milices du Parti démocratique kurde et de l'Union patriotique du Kurdistan et que Kirkouk serait hors d'atteinte des Kurdes ?
Quant aux chiites, n'ayant rien obtenu des Américains, ils n'ont rien à perdre. Au début des hostilités, la majorité s'était réfugiée dans l'attentisme, répondant ainsi aux fatwas de leurs chefs religieux interdisant aux musulmans d'apporter une aide quelconque à l'invasion étrangère, mais sans pour autant déclarer le djihad aux Américains. Ces fatwas concordent toutes, qu'elles émanent de l'ayatollah Sistani à Nadjaf, la plus importante autorité religieuse chiite, des autorités religieuses iraniennes ou du cheikh Fadlallah, l'ex-chef spirituel du Hezbollah au Liban.
Mais cette duplicité américaine s'est retournée contre les plans des stratèges de Washington. En misant pour un temps sur les gardes prétoriennes du régime et sur le maintien de l'image publique de Saddam Hussein, dans l'espoir d'une reddition et d'un recyclage de ses forces, ils ont permis au système de coercition de se maintenir et même de se renforcer. Saddam Hussein n'a pas utilisé la télévision pour annoncer son départ, mais pour appeler à résister et les forces militaires irakiennes ont continué à combattre. On sait qu'une velléité affichée de reddition conduit immédiatement devant le peloton d'exécution et à des représailles contre les familles restées à l'arrière.
Le régime irakien a réussi à prendre la population en otage, interdisant aux gens de sortir des villes. Les images largement relayées d'une population scandant le nom de Saddam pouvaient accréditer l'idée d'un soutien au régime. Mais peut-on sincèrement penser qu'une ville comme Nassiriyya, dont les habitants furent victimes de l'arme chimique en 1991 utilisée par la Garde républicaine, sont aujourd'hui prêts à prêter main forte à cette même milice du régime ? Ce ne sont pas des gens du cru qui y tiennent tête aux Américains, mais des troupes envoyées par Bagdad, qui ont revêtu l'habit civil pour donner le change, tandis que les habitants se terrent chez eux.
Toutefois, la guerre se prolongeant, avec son cortège de bavures de plus en plus fréquentes, une réaction patriotique a pris une importance croissante face à ce qui est aujourd'hui unanimement considéré comme une guerre d'agression contre laquelle il faut se défendre. C'est en particulier vrai au sein de la communauté chiite qui a toujours été en Irak à la tête de la lutte contre la domination occidentale, quand les élites arabo-sunnites au pouvoir étaient, sciemment ou du fait de leur faiblesse, la porte d'entrée privilégiée des ingérences étrangères. Cette réaction patriotique peut profiter au régime momentanément. Mais elle peut à terme lui être fatale. Car, contrairement à une propagande qui veut faire de Saddam Hussein un héros patriotique irakien inflexible, nombre de chiites pensent qu'en fait il est toujours en place grâce à la politique américaine et qu'il a bradé la souveraineté de son pays, à la suite de la défaite de 1991 contre son maintien au pouvoir. Une opposition islamique chiite de l'intérieur est en train d'émerger, indépendante d'un Iran qui s'est déjà engagé dans des pourparlers avec les Américains, mais qui se trouve aujourd'hui frustré de tout espoir d'aboutir.
L'armée américaine peut gagner la guerre, mais elle pourra difficilement pacifier l'Irak. Son enlisement s'ajoutera, après les territoires palestiniens sous occupation israélienne, comme un nouvel abcès de fixation, symbolisant aux yeux des opinions ara bo-musulmanes une autre occupation occidentale néocoloniale.
Le «nationalisme» irakien serait-il l'explication unique de la résistance actuelle ? Présenter la question irakienne autour de trois identités, chiite, arabo-sunnite et kurde, ne signifie pas réduire les identités irakiennes à ces appartenances communautaires. C'est l'Etat irakien, par son caractère discriminatoire envers les chiites et les Kurdes, qui enferme ces derniers dans ces identités. Car un Arabe chiite en Irak est, comme tous les Irakiens, la victime d'un régime dictatorial, mais il est aussi doublement victime en tant que chiite, que lui-même revendique ou non son appartenance à cette communauté. L'identité irakienne, qui conjugue arabité, kurdité et islams chiite et sunnite, existe bel et bien, mais l'Etat irakien moderne, bâti sur le modèle européen de l'Etat-nation ethnique, s'est construit contre elle. Un tel Etat peut difficilement symboliser un quelconque nationalisme local.