Réfugiés et quotas : il faut laisser à chaque pays le choix des modalités de sa solidarité

Les tragédies de l’été ont bouleversé les opinions publiques et provoqué un changement radical dans les positions des dirigeants européens, désormais ralliés majoritairement à l’idée de quotas d’admission de réfugiés. Sur l’aspect quantitatif, il n’appartient pas aux économistes de dire s’il faut intégrer 40, 160 ou 800 000 réfugiés. Il s’agit là d’un choix politique fondé sur des considérations humanitaires et sur l’appréciation de la capacité d’absorption (socioculturelle autant qu’économique) des sociétés concernées. En revanche, sur les deux autres points, l’analyse économique peut contribuer à améliorer la réponse que les instances européennes cherchent à apporter à la crise des migrants.

Avec mon collègue Jesus Fernandez-Huertas Moraga (Université de Madrid), nous avons proposé de créer des quotas d’admission de réfugiés au sein de l’Union Européenne qui soient à la fois « échangeables » et accompagnés d’un mécanisme d’appariement. Ces outils présentent plusieurs avantages : réduction des coûts anticipés pour les pays d’accueil – et donc chances accrues de les voir voter en faveur du système ainsi modifié ; prise en compte, dans la mesure du possible, des préférences des réfugiés (en termes de destination) et des pays d’accueil (quant au profil des réfugiés qu’ils souhaitent accueillir) ; et lutte contre le « moins-disant humanitaire ».

Des quotas d’admissions « échangeables »

Le système de quotas échangeables a pour but d’atteindre un objectif commun au moindre coût, en donnant aux acteurs qui ont un avantage dans la réalisation de cet objectif la possibilité de l’exploiter. Dans notre cas, cela revient à laisser à chacun le choix des modalités de sa solidarité : par l’accueil de réfugiés, ou par le financement de cet accueil par d’autres, à un prix qui rende les décisions des uns et des autres compatibles.

Sur ce plan, les propositions de la Commission apparaissaient bien arbitraires. Par exemple, dans le cas de la France : 0,002 % de 2 400 milliards d’Euros divisés par 30 000 (son quota au titre du mécanisme d’urgence) équivaut à un montant de 1 600 euros par réfugié. À ce prix, il est à craindre que les sanctions introduites conduisent à un résultat inverse de celui recherché. Les mécanismes d’appariement sont eux aussi bien connus. Ils ont été introduits aux États-Unis dans des contextes aussi différents que l’appariement entre étudiants et universités, ou entre donneurs et receveurs de reins, et ont valu à leur principal concepteur, Alvin Roth (Stanford), le prix Nobel d’Économie en 2012.

La question des réfugiés en une application naturelle pourrait se faire de la façon suivante. D’une part, les demandeurs d’asile classent les destinations possibles par ordre de préférence et sont eux-mêmes classés selon un ordre aléatoire. Le premier sur la liste reçoit sa destination préférée, le second également et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à un migrant dont la destination préférée n’est plus disponible. Celui-ci se voit attribuer son deuxième choix, et ainsi de suite jusqu’à épuisement des quotas. D’autre part, les pays de destination s’expriment sur le profil des réfugiés qu’ils souhaitent privilégier (selon des critères à définir).

Plus les pays sont hétérogènes dans leurs préférences, plus ils ont de chances de recevoir des réfugiés dont le profil est proche de celui demandé. Cette procédure (plusieurs algorithmes sont envisageables) permet de trouver un juste milieu entre la position de nombreuses ONG qui soulignent que laisser les réfugiés s’installer où ils le souhaitent est la meilleure garantie de leur intégration future et celle qui part du principe qu’un réfugié « véritable » doit accepter d’aller n’importe où pourvu que sa protection soit assurée.

Pas de moins-disant humanitaire

Un système de quotas d’admission de réfugiés, échangeables ou non, présente un risque important de dumping humanitaire. Par exemple, si la Hongrie venait à accepter le système des quotas, qu’est-ce qui l’empêcherait d’accueillir son lot de réfugiés tout en plaçant ceux-ci dans de mauvaises conditions matérielles, ou en leur refusant toute perspective d’intégration à terme ? La procédure d’appariement, selon laquelle un pays ne peut accueillir de migrants que dans la limite du nombre de ceux qui l’ont choisi comme destination possible, ne constitue pas en elle-même une garantie suffisante. En effet, la Hongrie pourrait ici dissuader les migrants de demander l’asile chez elle en leur faisant en quelque sorte la publicité des mauvaises conditions qui les attendent.

En revanche, la juxtaposition de nos deux composants – quotas échangeables et appariement – permet d’imposer aux pays qui ne recueilleraient pas suffisamment de demandes d’asile une sanction financière dissuasive « par construction », correspondant au prix fixé sur le marché des quotas fois le nombre de réfugiés accueillis en deçà du quota initial. Dans ce schéma, si les réfugiés ne souhaitent pas s’installer en Hongrie, cela devient le problème de la Hongrie, plus seulement celui de l’Allemagne (pour paraphraser le premier ministre hongrois, Viktor Orban) ; ou, pour reprendre les termes de son homologue tchèque, M. Sobotka, si « les réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient ne souhaitent pas s’établir en République Tchèque parce qu’il y fait trop froid », plutôt que de s’en réjouir, les Tchèques seraient au contraire incités à manifester plus de chaleur et de compassion à leur égard.

Le système de quotas échangeables avec appariement présente donc des avantages considérables. Il pose cependant d’évidentes questions éthiques : s’agit-il d’une marchandisation de la vie humaine (même s’il doit être clair que ce sont des droits d’admission qui sont échangés, pas des personnes) ? Le mieux étant parfois l’ennemi du bien, ne risque-t-il pas de miner les valeurs mêmes de solidarité qu’il cherche à promouvoir ? Des questions similaires ont été posées lorsque ces outils ont été appliqués à d’autres contextes sensibles tels que l’environnement ou les échanges de reins. Ces expériences démontrent qu’il existe généralement un chemin raisonnable et praticable entre éthique et économie. Dans le contexte de la crise des réfugiés que connaît actuellement l’Europe, ce chemin reste à découvrir.

Hillel Rapoport est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’École d’Économie de Paris. Il est également Research Fellow au Migration Policy Center, European University Institute.

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