Réfugiés : gare à la pitié dangereuse

La compassion a du bon, y compris pour la construction des rapports de force qui conduisent à la prise de position politique. Ainsi, en quelques jours, assiste t-on en Europe en général, et en France en particulier à une évolution des postures gouvernementales sur l’accueil des réfugiés qui fuient les zones de conflits, et dont un certain nombre meurent durant d’épouvantables voyages semés d’embûches et de prédations. Après avoir, durant des années, harcelé les réfugiés afghans et somaliens dans la jungle de Calais, après avoir délégué aux gouvernements - plus ou moins fréquentables - d’Afrique du nord le soin d’endiguer les fuyards d’Érythrée, du Yémen, d’Irak et autres terres de violence et de désespérance, on assiste à une inflexion du discours et de la pratique des gouvernants vis-à-vis des réfugiés.

Qui s’en plaindrait ? Pas en tout cas les ONG internationales qui se sont exprimées sur le sujet, suite au drame – et à sa surmédiatisation -, du décès d’un jeune enfant syrien, dont la photo, sur une plage de Turquie, a fait le tour du monde. Pourtant, disent certains, cette accélération du nombre de réfugiés vient renforcer des flux, chroniques ceux-là, de migrants économiques. La seule lecture compassionnelle risque précisément de favoriser l’association, dans un amalgame déplacé, de toutes les populations ainsi confondues, et de nourrir les discours xénophobes. Ceux-là même qui font usage de l’effet de nombre pour rejeter en bloc la distinction - et donc la solidarité internationale.

L’humanitaire ne suffira pas

Mais là n’est pas le seul danger de la prééminence du « protocole compassionnel » dans l’activation de la réponse internationale qui ne peut seulement être humanitaire. Car la logique compassionnelle a ses limites : Elle ne doit pas occulter le droit et l’application des textes, en particulier ceux du 28 juillet 1951, qui protègent les personnes qui fuient leurs pays parce qu’elles craignent pour leurs vies. N’est-ce pas le cas d’une large majorité de celles qui arrivent massivement aux portes de l’Europe depuis quelques mois ?

Elle déplace sur le registre émotionnel le champ de la décision politique, lui conférant un caractère optionnel, volontariste, à géométrie variable, laissé à la libre volonté des gouvernements qui, cette fois encore, montrent - dans la cacophonie - leur incapacité à penser de concert une politique internationale de l’UE.

La compassion obéit à une logique de gradients, decrescendo du proche vers le lointain. C’est parce qu’ils viennent mourir à nos portes que, soudain, le sort des enfants syriens s’invite dans nos foyers, nous interpelle, nous dérange. En faisant basculer l’opinion publique, il fait basculer la décision gouvernementale vers plus de solidarité et d’ouverture. C’est un mécanisme que les humanitaires connaissent bien. La générosité du public se construit et se potentialise sur la proximité. Celle des touristes occidentaux qui avaient vécu les effets du tsunami en Indonésie, celle des antillais français et de la diaspora émus par le drame du séisme en Haïti, celle des alpinistes qui fréquentent régulièrement le Népal ravagé lui aussi par un récent tremblement de terre. La proximité géographique est parfois renforcée par l’histoire que nous entretenons avec tel ou tel pays. D’autres fois, elle s’exprime sur le délicat versant d’une solidarité confessionnelle : on se préoccupe alors explicitement du sort « des chrétiens d’Orient », ou des « musulmans birmans », inscrivant – même si la rhétorique n’est pas sans risque -, nos pas dans ceux de Samuel Huntington. Mais combien de petits Aylan meurent encore chaque jour en Syrie, en Iraq, en Afghanistan où le pays traverse de nouvelles violences que méconnaissent les prime time des journaux télévisés : le pays n’intéresse plus depuis le retrait des troupes de la coalition internationale, rompant là encore le lien qui alimente la proximité, donc la compassion.

La compassion est éphémère : l’image de Aylan « floute » celles des Yésidis en exode, qui brouille celles des déplacés du Soudan du Sud, qui efface celle de Haïti qui n’en finit pas de se reconstruire, comme s’est estompé le souvenir de notre empathie pour la population du Darfour ou de RDC. Pourtant tous ces drames perdurent.

La compassion est un processus addictif. Pour continuer à être efficace, à faire bouger les lignes, les doses doivent être efficaces, donc fortes. Quitte à véhiculer un double standard : montrer les corps des Haïtiens surpris par le séisme, ou ceux des Syriens échoués sur les plages, ou ceux des Afghans étouffés dans un camion, mais pas ceux de nos concitoyens décédés dans des inondations centenaires ou dans une catastrophe ferroviaire. Ainsi la compassion distord la mémoire. Elle polarise l’attention sur un symptôme, détournant transitoirement de l’analyse sur les mécanismes étiologiques qui perdurent : ceux qui jettent sur les routes comme sur les mers des milliers de personnes en danger chez elles, mais rattrapées par la mort sur le chemin de l’exode. La compassion est salutaire, mais seulement quand elle est couplée avec la réinterpellation constante des responsabilités comme des stratégies politiques et juridiques. La résolution des crises va de pair. La compassion implique un devoir de constance et de mémoire, sauf à n’être qu’un feu de paille.

Pierre Micheletti, ancien président de Médecins du Monde, est coresponsable du master Politiques et Pratiques des Organisations Internationales à l’IEP de Grenoble Vice-président d’Action contre la faim.

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