Réfugiés: la montagne européenne accouche d’une souris monstrueuse

Eurêka! Après avoir consigné au troisième sous-sol le peuple grec, où il se morfond dans des douleurs inexorables, l’UE peut encore triompher! En effet, à l’exception de quatre de ses membres de l’Est – vilains petits canards post-soviétiques –, elle a voté ce 22 septembre 2015 à la grande majorité de ses membres l’accueil d’un contingent de cent vingt mille réfugiés (syriens, irakiens et érythréens)… Performance historique à saluer!

Mais ne serait-il pas judicieux de refroidir quelque peu l’ardeur des hérauts de l’humanité, en leur rappelant ce que signifient les chiffres dont ils se gargarisent? De fait, que représentent «120 000 réfugiés» à ce jour en comparaison, d’une part, des seuls exilés syriens chassés par la guerre civile, des réfugiés au Liban, en Jordanie ou en Turquie, et, d’autre part, de la population européenne, au sens des 28 Etats membres actuels de l’UE? 120 000 réfugiés, cela correspond au pourcentage phénoménal de 0,024% des 508 millions d’Européens de l’UE… Soit 4233 Européens ou un gros village (un «bourg») par réfugié. Cela représente 3% des seuls réfugiés syriens s’élevant à plus de 4 millions de personnes à ce jour. Cela équivaut aussi à 10% des mêmes réfugiés syriens (1,2 million) au Liban (peuplé de 4 millions d’habitants). Enfin, c’est un tiers seulement des plus de 350 000 migrants arrivés en Europe par la Méditerranée depuis le début de l’année 2015, dont les deux tiers en Grèce, un tiers en Italie et une poignée en Espagne ou à Malte. On mesure ainsi l’écart relatif entre, d’un côté, la négociation au forceps européen, l’effet d’annonce médiatique et, d’un autre côté, la terrifiante équation des chiffres de l’exil et de la demande de refuge politique, humanitaire, vital.

Au-delà de cette vision comptable de l’exode, qui gomme l’intensité des souffrances humaines, qui réduit les détresses individuelles à des lignes de code, à des séries statistiques, au-delà de cette économie strictement numérique, est-ce que subsiste encore quoi que ce soit d’un parcours de vie qui ne puisse être mis en chiffres? Où dissimule-t-on l’émotion du réfugié, dont l’existence et la dignité même se trouvent abolies par le discours politique, le commerce technocratique, la surenchère démagogique? Où sont donc passées les personnes – femmes, enfants, vieillards –, oubliées, non comptées, et, précisément, laissées pour compte? Que reste-t-il de la vérité des réfugié(e) s, une fois le rouleau compresseur de la politique du chiffre passé sur leur tête, écrasant systématiquement toute trace d’identité par la méthode des quotas?

Cependant, il y a déjà longtemps (2001), la philosophe Rada Ivekovic nous avertissait: «Les réfugiés et les déplacés existent car les Etats distinguent entre «nous» et «eux», entre les «citoyens» (nationaux), et les «non-citoyens» […] Ce sont des non-sujets, incapables de citoyenneté, des mineurs; on ne leur permet pas de se représenter ou d’être représentés. Leurs mouvements sont limités, leur espace altéré ou inexistant, mobile, leur identité ignorée, et bafouée, et leur individualité piétinée. Ce qui s’entend encore plus facilement quand on rappelle que la plupart d’entre eux sont des femmes, vues comme des non-sujets dans le système patriarcal.»

Mais nous ne voulions pas l’entendre. Et nous souhaitons moins que jamais entendre ce que réfugié(e) veut dire: car cela mettrait en cause à peu près tout! Tout du «modèle européen» et de sa construction par le charbon, l’acier, l’économie, la finance, la monnaie… plutôt que par la politique, la solidarité, la culture! Tout de l’extraordinaire cécité «européo-centrique», tant sur le délabrement du «Moyen-Orient» (le voisin ignoré avec morgue, du mauvais côté du nouveau limes romain), son explosion programmée, que sur la contribution active et passive à cette mise à feu et à sac.

Tout d’une indigence politique et administrative commune qui gère aussi efficacement avec sa calculette le désastre de l’après de la banque Lehman Brothers à son zénith. Confinés dans un égotisme pubère, ligotés dans nos impensés post-coloniaux, enfermés dans les matrices imbéciles des Consulting Groups anglo-saxons, nous n’avons voulu ni voir, ni entendre ce qui était là, et nous le désirons chaque jour un peu moins, comme s’il suffisait d’un rituel magique, de quelques amulettes et onguents pour nous en éloigner.

Il suffirait pourtant d’un effort marginal, ou, en langue mercatique d’un simple «déclic»: pour qu’une autre espèce de vérité pointe à l’horizon de la problématique actuelle.

Cette vérité inaudible autant qu’inacceptable pourrait être ainsi désignée: les «réfugié(e) s», ce n’est plus «eux», mais «nous»! La périphérie (des sans-voix, sans-nom, sans-part, sans-patrie) est devenue le centre. Et le centre – l’Europe glorieuse des démocrates superlatifs – n’est plus qu’une périphérie, où nous nous retrouvons tous réfugiés de l’intérieur, tels des idiots ayant «bien mérité leur sort».

Les réfugié(e) s que nous prétendions compter, que nous envisagions de reconnaître, voire d’héberger par dizaines ou centaines de milliers… ne sont autres que nous-mêmes: les centaines de millions d’Européens agglutinés sur les contreforts de leur bastide médiévale. Inversée, la perspective; historiquement modifiée, la donne; rebattues, toutes les cartes! Parce que nous n’avons pas su saisir en temps utile (depuis sept décennies!) les exceptionnelles opportunités qui se sont présentées à nous à de multiples reprises d’édifier une construction européenne harmonieuse, équitable, solidaire, fondée sur la culture et le partage, nous sommes d’ores et déjà les nouveaux réfugiés d’au­jourd’hui et nous serons les réfugiés de demain.

Nous ne serons plus que la périphérie, et «eux», ils deviendront le centre.

François de Bernard, philosophe.

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