« Refuser de négocier pour ses otages n’est pas une politique »

Le 29 juillet, le New York Times (NYT) publiait un long article détaillant les politiques de différents pays face aux rançons exigées en échange de leurs journalistes, travailleurs humanitaires ou simples citoyens pris en otages, notamment par des groupes islamistes armés. Citant une série de responsables gouvernementaux, l’article plaidait en faveur de la politique britannique et américaine consistant à ne jamais – jamais – négocier pour faire libérer des otages, tout en présentant la politique européenne de paiement secret de rançons comme perverse, contre-productive, voire criminelle. Le titre même de l’article ne faisait pas mystère de sa conclusion : « Paying Ransoms, Europe Bankrolls Qaeda Terror » (« En payant des rançons, l’Europe finance le terrorisme d’Al-Qaida »).

Certes, l’article avait été rédigé avant que James Foley, et après lui Steven Sotloff, David Haines, Alan Henning et Peter Kassig – quatre autres citoyens américains et britanniques dont les gouvernements avaient refusé de négocier la libération – ne soient décapités devant une caméra vidéo par un sbire masqué déclarant son allégeance au soi-disant « Etat islamique » (EI), poussant ainsi les Etats-Unis à prendre la tête d’une intervention militaire majeure contre ce groupe, aux côtés de la France et d’autres pays qui, eux, avaient négocié avec les ravisseurs de leurs ressortissants.

Contrairement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ces pays estiment manifestement qu’il est de leur devoir moral de protéger leurs journalistes et travailleurs humanitaires, et que ce principe peut, à l’occasion, contraindre à de désagréables compromis. Cependant, ce que l’on pourrait appeler leur « non-politique » des otages (qui consiste dans la plupart des cas à verser une rançon mais à nier l’avoir fait) empêche aujourd’hui ces pays de débattre de façon constructive de cette question. Même si je ne défendrai jamais le paiement systématique de rançons, il me semble qu’il est temps d’apporter certaines nuances dans la discussion : les choses ne sont pas noires ou blanches.

Résumé simplement, le principal argument pour ne pas payer de rançons est l’idée que négocier encourage de nouvelles prises d’otages, alors que refuser de négocier les décourage. Cette idée est tellement ancrée au Royaume-Uni que le gouvernement vient d’annoncer que sa nouvelle loi antiterroriste allait criminaliser les versements de rançons, y compris par des compagnies d’assurance britanniques. L’argument pourrait être recevable s’il était avéré que les preneurs d’otages définissent leur stratégie à l’avance et ciblent leurs victimes en fonction de leur nationalité.

Or, comme le savent ceux qui ont une bonne connaissance du problème, cela n’est presque jamais le cas : lors de presque toutes les vagues d’enlèvements internationaux (comme en Tchétchénie de 1996 à 1999, en Afghanistan et en Irak au milieu des années 2000, ou en Syrie à partir de 2012), de petits groupes armés ou des criminels locaux se mettent à enlever des étrangers au hasard, et ce n’est qu’ensuite qu’ils réfléchissent à ce qu’ils pourraient en faire. Même quand un groupe plus important comme l’EI ou les talibans s’implique dans l’affaire, le kidnapping reste une affaire de circonstances, une question d’opportunités plutôt que de choix.
Une conclusion audacieuse…

En outre, en ce qui concerne l’EI, les faits contredisent les argumentations britannique et américaine. Les preneurs d’otages de l’EI connaissaient parfaitement la politique des Etats-Unis et du Royaume-Uni en la matière ; cela ne les a pas empêchés, après avoir racheté Foley et le photojournaliste britannique John Cantlie à un groupe armé indépendant, d’aller chercher et capturer cinq autres ressortissants de ces pays. « Les djihadistes, m’a récemment expliqué lors d’une conversation privée l’un des ex-otages européens de l’EI, savaient que s’ils ne pouvaient pas se servir d’un Américain ou d’un Britannique pour négocier, ils pouvaient toujours les utiliser pour une vidéo de propagande, ce qu’ils ont fait. John Cantlie m’a rapporté que pendant l’hiver 2013, peu de temps après que Foley et lui-même eurent été capturés, un des djihadistes qui les détenaient leur a dit : “Pour l’instant, vos gouvernements ne se préoccupent pas de vous, mais vous verrez ce qui se passera quand vous serez plus nombreux”. »

Rien de tout cela n’a empêché l’administration Obama de chercher à justifier sa position, comme l’a rapporté le NYT, en soulignant que l’on comptait bien moins d’Américains et de Britanniques enlevés par des islamistes que d’Européens (ce qui est peut-être exact, mais n’est significatif qu’au regard des opportunités disponibles), ni d’aller jusqu’à prétendre qu’il était « possible qu’Al-Qaida ne veuille plus enlever d’Américains » – une conclusion audacieuse, c’est le moins qu’on puisse dire.

En poursuivant le raisonnement, on pourrait en arriver à se demander si la politique américaine et britannique ne serait pas conçue pour décourager non pas tant les kidnappeurs potentiels que les journalistes et humanitaires qui tentent, dans les pays concernés, de poursuivre leur travail de façon indépendante. C’est après tout le gouvernement américain qui a brillamment modernisé la propagande militaire en concevant sa politique d’« intégration » (embedding) des journalistes au sein de ses forces armées. Un modèle qui repose entre autres sur le fait de priver les journalistes de toute possibilité de travailler autrement.
Hypocrisie

On pourrait également faire remarquer que la position américaine et britannique est entachée d’hypocrisie. Je ne suis pas le premier à souligner l’incohérence de l’administration Obama, prête d’un côté à échanger cinq prisonniers talibans de haute valeur contre un simple soldat américain, et refusant de l’autre de négocier la libération des otages de l’EI ; l’administration s’efforce d’ailleurs, depuis quelque temps, et de manière peu convaincante, de justifier cette contradiction. Il existe pourtant bien des manières d’obtenir la libération d’otages autrement qu’en les échangeant contre des prisonniers ou des valises pleines de billets. En 1998, l’oligarque russe Boris Berezovsky a dépensé 1,5 million de dollars [1,2 million d’euros] de sa poche pour la libération de deux travailleurs humanitaires britanniques qui avaient été pris en otage en Tchétchénie ; les autorités britanniques, bien entendu, ont nié toute implication dans cette affaire.

Mais, deux ans plus tard, lorsque Berezovsky se brouilla avec le nouveau président russe, Vladimir Poutine, c’est vers le Royaume-Uni qu’il s’est tourné pour demander de l’aide, et c’est le Royaume-Uni qui lui a accordé l’asile politique. Plus récemment, lorsque l’otage américain Peter Theo Curtis a été libéré, fin août, par le Front Al-Nosra (la branche d’Al-Qaida en Syrie), la version officielle a affirmé que les autorités qataries les avaient convaincus de libérer leur otage dans un « geste de bonne volonté » destiné à démontrer leur différence avec l’EI. Toutes les parties clamèrent bruyamment qu’aucune somme d’argent n’avait été versée. Peu importe ce qui s’est réellement passé ; le résultat net est qu’un otage américain a pu rentrer chez lui au terme d’un processus de négociation, sans que la ligne dure officielle des Etats-Unis ne soit publiquement remise en question.

Mais il faut souligner un dernier point, bien plus fondamental. Lorsque le seul otage russe de l’EI, un certain Sergueï Gorbounov, fut exécuté au printemps après que son gouvernement eut refusé de verser une rançon, l’opinion mondiale comme l’opinion russe ont superbement ignoré l’événement, si tant est qu’elles en aient été informées. Mais quand James Foley a été tué, les gouvernements américain et britannique (qui, en dépit de mises en garde répétées concernant le franchissement de certaines « lignes rouges », avaient jusque-là systématiquement refusé d’intervenir en Syrie) se sont de fait laissés entraîner dans leur troisième guerre au Moyen-Orient en treize ans.

Je ne veux pas ouvrir ici un débat sur le pour et le contre de cette guerre : je ferai seulement remarquer que cette décision n’a été prise qu’avec la plus grande réticence par nos gouvernements, sous la pression de leurs opinions publiques ; car, dans les pays démocratiques, pour le meilleur ou pour le pire, ce ne sont pas seulement des individus qui sont pris en otage, c’est, d’une certaine façon, la société tout entière ; et les gouvernements démocratiques, qu’ils le veuillent ou non, n’ont d’autre choix que d’en tenir compte. L’EI savait exactement ce qu’il faisait en exécutant James Foley et les autres ; et il est fort probable que notre réaction a été exactement celle qu’attendait le groupe. Pour Obama et Cameron, le coût politique de la mort de leurs otages s’est avéré bien plus élevé que celui de n’importe quelle solution négociée. Quand votre politique permet à vos ennemis de vous dicter vos décisions, surtout dans un domaine aussi crucial que la guerre, il serait peut-être temps de la réexaminer.

Jonathan Littell est un romancier et journaliste franco-américain. Au début des années 2000, il a collaboré avec Médecins sans Frontières sur plusieurs cas d’enlèvements dans le Caucase du Nord. Son dernier livre, Carnets de Homs, relate son séjour dans la ville martyre syrienne en 2012.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *