Refusons la désunion européenne

Ceux qui, comme moi, croient passionnément à l’idée européenne doivent se rendre à l’évidence : nombre de nos concitoyens doutent profondément de cette voie politique. Longtemps champions de l’intégration, traditionnellement porteurs d’un espoir de progrès pour notre continent, les Français eux-mêmes sont aujourd’hui plongés dans une défiance qui se nourrit du spectacle des divisions européennes.

Partons, d’abord, d’un diagnostic lucide sur l’état de notre Union européenne : les forces centrifuges se multiplient et font monter le péril de la désunion. L’arrivée de réfugiés a fait éclater au grand jour de profondes divisions entre l’ancienne UE-15 et les Etats membres plus récents. On parle désormais sans complexe de défaire Schengen, pourtant symbole de liberté, et ici et là sont érigés des murs et des barbelés qui fracturent le paysage européen, comme aux pires heures de la guerre froide. La perspective du référendum britannique fait poindre le spectre du départ d’un grand pays et freine toute discussion sur des avancées à Vingt-Huit. La crise grecque a été l’occasion d’affrontements d’une rare violence entre gouvernements, notamment entre la droite et la gauche européennes. Les Etats qui ne partagent pas l’euro s’inquiètent de voir les dix-neuf autres se replier sur eux-mêmes. Au sein de l’Union économique et monétaire, les Etats membres ont divergé économiquement et socialement et ne reconvergent toujours pas. La taxe sur les transactions financières ne se fera qu’à onze, alors que les produits financiers qui seront taxés circulent dans un marché financier intégré.

Oui, l’Europe se lézarde. Et elle risque la fracture si on n’y fait rien. Que l’Europe soit traversée de lignes de tensions n’est pas nouveau. Que des conceptions différentes de la souveraineté s’y affrontent non plus. Mais que le moteur philosophique formé par les principes de responsabilité et de solidarité ait perdu de sa force m’inquiète fortement.

Pire, qu’on peine de plus en plus à exprimer et à faire prévaloir l’intérêt européen m’interpelle, et me pousse à lancer un appel au sursaut et au débat sur l’Europe de demain.

Depuis dix mois, j’ai le privilège de porter cet intérêt général européen, comme membre de la Commission européenne. Position unique que de pouvoir regarder la carte globale de notre continent, et de promouvoir des solutions qui rassemblent face aux divisions rampantes. Au milieu du jeu politique, la Commission reste aujourd’hui la seule à tenter de maintenir l’ambition d’unité, à résister aux forces centrifuges, à injecter de la cohésion face aux tiraillements nationaux. D’autres devraient être à ses côtés pour la soutenir, plus qu’aujourd’hui. Mais j’entends peu de voix pour la défendre et reconnaître qu’à la fin de la négociation sur la Grèce, sur la crise des réfugiés, ce sont souvent les propositions de la Commission qui rallient la majorité. Qui défend l’Europe si ce n’est la Commission ? Beaucoup en parlent, mais trop peu agissent.

Sans doute n’avons-nous pas tranché des débats qui nous rattrapent à présent. Sommes-nous au bon degré d’union ? Devrions-nous faire demi-tour, retourner sur nos lignes? Le XXe siècle nous a montré que ceci est une impasse mortelle. Devrions-nous prendre un autre chemin et accepter le modèle du Royaume-Uni ou d’autres, d’une Europe intergouvernementale, à mes yeux molle et incapable de décider dans les crises du fait des intérêts nationaux indépassables dans une unanimité paralysante ? Dans une Europe aussi interdépendante, il est impossible - voire suicidaire - de traiter des crises financières ou migratoires dans un système où chacun peut bloquer les autres pour défendre ses seuls intérêts.

Non ! Ces modèles alternatifs sont des soubresauts de nationalismes délétères. Comme Jean-Claude Juncker, je pense qu’il y a trop peu d’Europe dans notre Union, trop peu d’union dans notre Europe. Que voulons-nous faire ensemble ? L’ancienne Europe a fait l’élargissement pour sortir de l’affrontement ravageur des Etats-nations. La nouvelle Europe a vu l’adhésion comme la reconquête même de cet Etat-nation trop longtemps sous tutelle soviétique. Comment pouvons-nous agir collectivement ? A vingt-huit, et en particulier en temps de crise, la méthode communautaire est à la peine. La démocratie européenne est-elle de la même qualité que les démocraties nationales ? Le Parlement européen a été largement absent de la négociation avec la Grèce, et il aura dû s’y reprendre à deux fois pour se faire entendre sur la question des réfugiés.

Cessons d’éluder le débat sur l’intégration européenne. Je veux croire pour ma part que l’Europe est plus que la somme des Etats membres. Que face à la crise grecque, l’euro est une monnaie unique, pas seulement une zone de taux de changes fixes. Que face à la crise des migrants, l’Europe doit avoir une politique extérieure commune et une diplomatie offensive, pas simplement un marché intégré. Certes, la méthode communautaire est imparfaite. Mais elle reste le chemin le plus sûr pour avancer dans l’intérêt de tous.

De tout cela, nous pouvons et nous devons débattre. Aux responsables politiques européens et français de s’emparer de ces questions. Mais ce débat doit avoir une prémisse commune : celle de la cohésion autour de nos valeurs, de notre force économique, de nos atouts. Après des négociations éprouvantes sur la Grèce ou la crise des réfugiés, nous avons besoin de retrouver collectivement le sens de l’unité. La démocratie européenne vaut bien ce débat. Parlons-en !

Pierre Moscovici, Commissaire européen aux Affaires économiques.

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