Regardons enfin les pays arabes autrement

Kadhafi attribue la responsabilité de la révolution libyenne en cours à un Oussama Ben Laden qui téléguiderait une jeunesse droguée. Cette affirmation résume à elle seule le décalage entre des populations arabes aspirant à la démocratie et leurs dirigeants autocrates instrumentalisant sans fin la psychose terroriste nourrie en Occident depuis le 11-Septembre. Tentative de survie politique qui en dit long sur une époque où le monde est passé de la pensée unique à l'unique pensée sécuritaire, cette accusation est également un ultime message transmis de manière désespérée par un dictateur à une communauté internationale qui, il y a peu, s'en serait probablement fait l'écho.

Alors que, coup sur coup, la zone de l'Afrique du Nord et du Proche-Orient voit émerger en son sein ce qui lui a fait le plus défaut depuis cent ans, à savoir une révolution populaire spontanée, déclinée dans trois pays en trois mois, le débat en Occident ne porte que sur des islamistes qui seraient en embuscade, la stabilité des régimes autoritaires qu'il ne faudrait pas jeter avec l'eau du bain, et l'imprévisibilité institutionnelle des transitions. Tout cela avec en arrière-fond les questions de la sécurité d'Israël et du cours du pétrole.

Certes, on ne saurait en vouloir aux Etats occidentaux de pécher par précaution et de protéger ce qu'ils pensent être leurs intérêts, mais le manque de renouvellement des grilles de lecture des décideurs politiques et d'une partie de l'intelligentsia européenne et américaine à l'égard de ce printemps arabe en hiver donne un sens nouveau à l'orientalisme.

Lorsqu'il étudie ce courant en 1978, le défunt Edward Said (1935-2003), théoricien littéraire et intellectuel palestinien de citoyenneté américaine, souligne le caractère essentialiste d'un système de pensée qui depuis le XIXe siècle insiste à représenter une région entière par le biais de prismes externes immuables et réductionnistes. Peut-on aujourd'hui démentir ce diagnostic ? Que n'aura-t-on entendu, depuis cinquante ans, sur la fin du nationalisme arabe (qui renaît aujourd'hui sous une forme souveraine et adulte), la menace de l'islamisme (qui accompagne sous nos yeux les révolutions dans le respect du jeu démocratique) et l'immaturité politique endémique du monde musulman ?

Il faut, en réalité, beaucoup d'eurocentrisme pour transformer une actualité qui n'a de référent immédiat que la chute du mur de Berlin en novembre 1989 en des développements suscitant avant tout la méfiance, et qui sont évalués par les uns et les autres à l'aune d'un paternalisme précautionneux arc-bouté sur la menace de vagues d'immigration à venir et des dividendes que tirerait l'Iran de ces rébellions, alors même que le régime à Téhéran est terrifié à l'idée une déferlante démocratique similaire.

De fait, cette vision révèle un dysfonctionnement de lecture perpétué durant ces longues années par le recours systématique à des catégories ancrées dans l'énoncé d'un immuable infantilisme politique au sud de la Méditerranée. C'est que le néoorientalisme peine à se départir de ses catégories si prévisibles. Pour les politiques, l'arsenal - des sanctions économiques, des zones d'exclusion aérienne et des interventions humanitaires au nom du droit d'ingérence - est ressorti réflexivement. Pour les experts, un "post-islamisme" serait en train de naître, et Al-Qaida, qui avait pourtant fait de la chute des régimes arabes autoritaristes l'une de ses trois invariables revendications depuis 1996, serait une grande perdante désemparée. Retour des catégories, régénération de la dangerosité et surdité factuelle.

En réalité, tous ces paramètres sont désormais obsolètes, et les pays arabes vivront chacun différemment les changements en cours selon leur contexte sociopolitique propre. De même, l'apprentissage de la démocratie sera assurément ardu pour ces pays longtemps sous le joug de la répression, mais pas plus qu'il ne l'a été pour les pays de l'Europe de l'Est ou ceux d'Amérique du Sud.

Au final, les changements des dernières semaines ont vidé de leur sens les analyses orientalistes. La fin de "l'exception arabe" doit également valoir pour des schémas de pensée qui ont longtemps accompagné complaisamment ces particularismes. Et le monde arabe devra désormais être compris simplement par le biais des catégories universelles de la libéralisation politique et de la transition démocratique.

Par Mohammad- Mahmoud Ould Mohamedou, professeur invité à l'IHEID et expert associé au Centre de sécurité de Genève.

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