Réinventer l’entreprise et le management

De la même manière que le communisme et le marxisme se sont effondrés avec le mur de Berlin en 1989, le capitalisme financier pourrait bientôt s’effondrer avec un autre mur, Wall Street. Trente ans plus tard, l’importance grandissante des enjeux globaux auxquels nous sommes collectivement confrontés – la montée des inégalités et des tensions sociales, l’épuisement des ressources naturelles et l’impact de la révolution numérique – illustre les limites de notre modèle économique fondé sur la seule maximisation du profit financier.

Les entreprises, les investisseurs et les écoles de management, tous sont incités à repenser leur approche de la création de la valeur, ainsi que leur contribution à la société : leur fameuse « raison d’être ». Tous sont incités à réinventer leurs systèmes et leurs pratiques de management en intégrant le principe de réciprocité vis-à-vis de l’écosystème dans lequel ils opèrent.

Les décideurs publics et économiques ont amorcé un changement de cap significatif. La loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, autorise en France une entreprise à définir sa raison d’être dans ses statuts. Les dirigeants des 200 plus grandes entreprises américaines, regroupés au sein de la Business Roundtable, ont signé, le 19 août, une déclaration commune en faveur de la redéfinition de l’objet de l’entreprise (« purpose of corporation »), sortant officiellement du dogme de la maximisation du profit financier pour les actionnaires. Le 22 août à Biarritz, en marge du G7, 34 dirigeants d’entreprises internationales se sont fédérés au sein de l’initiative Business For Inclusive Growth (B4IG), visant à repenser les ressorts de la croissance.

Un modèle obsolète et prédateur

Cette prise de conscience grandissante impose désormais une transformation profonde de notre conception du profit, une conception qui correspond aux standards des années 1970, à une époque où le capital financier était rare. Cinquante ans plus tard, avec plus de 15 000 milliards de dollars d’obligations d’Etat qui se négocient à des rendements négatifs, cette construction économique est devenue obsolète. La nature des raretés dans l’économie a radicalement changé. Le capital financier est désormais surabondant. A l’inverse, les capitaux naturels, sociaux et humains sont en pénurie. C’est à cette nouvelle gestion de la rareté que sont confrontés les dirigeants – politiques, d’entreprise et associatifs.

Dans le même temps, la taille et l’influence des entreprises multinationales ont augmenté de façon exponentielle. Elles sont devenues bien plus influentes à certains égards que les nations qui les ont vues naître. Pourtant, leur modèle de gestion n’a pas fondamentalement évolué. C’est à cette nouvelle forme de complexité que sont confrontés aujourd’hui les entreprises et leurs dirigeants.

En cinquante ans, notre modèle est donc passé de performant à sous-optimal. Pire, ce système excessivement financier est devenu obsolète et prédateur. Il fausse désormais le rôle des entreprises dans la société en en faisant un moteur d’inégalités et de dégradation de l’environnement, et en les privant de nouvelles possibilités de croissance et de création de valeur.

De la finance à l’environnement

Pour retrouver le sens de l’entreprise, la formulation d’une raison d’être constitue une première étape nécessaire, mais pas suffisante. Nous avons besoin de réinventer le management, ses pratiques et son enseignement, d’élaborer de nouveaux modes de construction du profit, de nouveaux processus de création de valeur : nous avons besoin d’une nouvelle école de pensée économique et managériale. C’est l’ambition du mouvement universitaire et entrepreneurial qui s’est construit autour de « l’économie de la réciprocité », un mouvement initié en 2007 par le Groupe Mars en collaboration avec l’université d’Oxford, pour répondre à une question simple : quel devrait être le juste niveau de profit ?

Fondé sur la primauté de la raison d’être de l’entreprise comme l’épine dorsale de sa stratégie, théorisé en laboratoire, ce concept, testé sur le terrain depuis une dizaine d’années à travers le monde, donne des résultats qui interpellent : si l’entreprise investit selon un prisme financier et non financier, mesuré par des indicateurs financiers et non financiers normés et homogènes, la richesse globale produite dans son écosystème social, local et environnemental (au-delà de l’entreprise, ses actionnaires et ses employés) est non seulement supérieure, mais la performance financière de l’entreprise est aussi plus élevée. Une économie de la réciprocité plus juste, humaine et respectueuse de l’environnement peut donc être plus rentable qu’une économie financière.

Dès lors, pour retrouver sa vocation, l’entreprise ne doit plus se focaliser, de manière exclusive et dans une optique de court terme, sur la seule rémunération du capital financier. Ce n’est même pas son propre intérêt. Déjà enseignée à Oxford, à Sciences Po Paris et à la Business School de Shanghaï, l’économie de la réciprocité constitue un catalyseur de la transformation des entreprises et une nouvelle école de pensée qui replace la finance au service de l’entreprise, l’entreprise au service de l’économie, et l’économie au service de la société et de l’environnement.

Bruno Roche est chef économiste du Groupe Mars et fondateur d’Economics of Mutuality.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *