Remettre l’agriculture au centre des efforts pour le développement

Le bilan intermédiaire des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD, 2000-2015) est préoccupant. Malgré des progrès dans l’éducation et la santé, on reste loin du recul de moitié de la pauvreté d’ici à 2015. Ce constat résulte du choix des objectifs qui insistent sur la bonne gouvernance, l’éducation, la santé, la condition féminine, au lieu de mettre l’accent majeur sur les facteurs économiques. Car le développement s’apparente à l’art de la guerre. La victoire est à ceux qui concentrent leurs moyens sur les points décisifs.

Au niveau planétaire, les indicateurs sur la pauvreté montrent que l’Afrique au sud du Sahara et l’Asie (surtout l’Asie du Sud) abritent les plus lourdes concentrations d’extrême pauvreté. C’est donc sur ces régions que devrait porter l’effort principal, à une grosse différence près: la misère a reculé en Asie alors qu’elle ne baisse guère en Afrique subsaharienne, conséquence d’une faible croissance économique.

Second élément, la pauvreté est en général plus vive dans les villages que dans les villes. Or, dans nos deux régions, contrairement au Moyen-Orient ou à l’Amérique latine, les populations des campagnes sont encore prédominantes. En conséquence, la priorité à l’agriculture et aux infrastructures aurait dû s’imposer.

Cette négligence des paysans touche aussi bien les élites dirigeantes des pays concernés que les institutions internationales. La part de l’aide à l’agriculture est passée de 18% du total (8 milliards de dollars) en 1979 à 3,5% en 2004 (3,4 milliards). Le nombre d’agronomes américains dans les pays du Sud a chuté de 80%. La Banque mondiale se plaint de manquer de cadres dotés d’une solide expérience du terrain. Dans nos instituts de développement, les études rurales sont en baisse.

Les pays émergents d’Asie, comme l’Inde, la Chine et d’autres n’ont pas besoin d’une grosse aide, car ils ne manquent pas de ressources humaines et matérielles. La question est de mieux les utiliser. Leur base agricole est certes plus solide qu’en Afrique au sud du Sahara, mais ce sont surtout les zones irriguées qui ont profité de la Révolution verte introduite dans les années 1965-70: nouvelles semences, engrais chimiques, irrigation, outillage. Les terres non irriguées ou non irrigables sont restées en marge, car l’eau est le facteur clé dans la Révolution verte. En Inde, les salaires agricoles tombent à la moitié de ceux des districts avancés pour le même travail. Les activités hors de l’agriculture, négoce, transports, petites industries, construction de maisons en brique qui remplacent les murs en pisé, sont beaucoup moins répandues que dans les zones de la Révolution verte, ce qui restreint les possibilités d’emploi, perpétuant la pauvreté. De plus, de 1980 à 2004 dans la plupart des pays, on a noté un relâchement dans le développement rural, tendance qui n’est que partiellement corrigée aujourd’hui.

Au sud du Sahara, la situation ne cesse de se dégrader depuis 1970. La progression de l’agriculture ne suit pas celle de la population, d’où la hausse continue des importations de grain. Evoquer une Révolution verte sur le modèle asiatique relève de l’utopie car les conditions de départ sont trop différentes de celles de l’Asie vers 1965. L’Afrique est moins bien dotée en belles plaines alluviales irriguées ou irrigables. Les techniques agricoles sont d’une productivité plus faible. De vastes régions ignorent la charrue. Seules 5% des terres cultivées sont irriguées contre 30 à 70% dans l’Asie des années 1960. Les infrastructures, routes, électricité, sont elles aussi très peu développées. Même constat pour la recherche et les services agricoles.

Ces handicaps sont parfaitement surmontables à long terme, moyennant de gros investissements. De belles possibilités d’irrigation existent au Sahel, si vulnérable à la sécheresse, grâce aux fleuves Sénégal et Niger. Pourtant, au Mali, les périmètres irrigués par le Niger n’ont passé que de 60 000 hectares (ha) en 1960 à 85 000 aujourd’hui, face à un potentiel d’un million d’ha. Plus au sud, une meilleure pluviosité aidant, on peut défricher de nouvelles terres. En même temps il faut améliorer l’encadrement des paysans, développer les infrastructures rurales…

Une très grosse aide étrangère s’impose, mais encore faut-il qu’elle soit plus efficace et mieux ciblée que par le passé. En effet, depuis 1960, on ne compte plus les rapports très critiques des soutiens apportés à l’Afrique subsaharienne: expatriés de niveau discutable, gaspillages, corruption, extrême multiplicité des projets de développement…

En conclusion, on ne peut que partager l’opinion de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced): «Il est temps de repenser les OMD en remettant l’agriculture au centre d’une stratégie plus intégrée de développement.» (UNCTAD, Policy Briefs, no. 15, June 2010)

Gilbert Etienne, ancien professeur à l’Institut universitaire d’études du développement de Genève.