Rendez-vous au prochain attentat

Rendez-vous quand le sang sera encore versé et qu’on sera tous de nouveau solidaires. L’attention, la proximité, tout se tempérera, tout se dissoudra puis on se donnera rendez-vous à la prochaine tuerie. Il y aura des étreintes et il y aura la conviction que la liberté d’expression doit être défendue à tout prix, car c’est le fondement de tous les droits. Et avant, tous ceux-là, où étaient-ils ?

Du Parlement européen, des chefs d’Etat, de Matteo Renzi, Angela Merkel, François Hollande et David Cameron, j’attends qu’ils organisent, un mois après l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, un conseil européen consacré à ceux qui paient et ont payé le prix fort en défense de la liberté d’expression, ceux qui vivent sous protection policière, qui ont subi des menaces et des agressions, qui ont été victimes de chantages et de violences en tout genre. Que l’Europe se réunisse et écoute ceux qui, au nom de la culture, de l’art et de l’information, risquent leur vie. Qu’elle comprenne que c’est sur l’exercice de ces libertés qu’elle repose - que notre vie repose.

J’ai été frappé par cette phrase prophétique de Charb : «Je n’ai pas peur des représailles. Je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux.» On dirait la profession de foi d’un moine soldat, d’un volontaire au combat, quelqu’un qui sait que chacun de ses choix peut coûter cher à ceux qui l’entourent. Charb était dessinateur, il dirigeait Charlie Hebdo, mais ses paroles sont celles d’un homme qui part au front, d’un médecin en mission en plein cœur de l’épidémie.

C’est avec le chantage et la peur qu’on détruit la liberté d’expression. Et on est bel et bien en train de la détruire, n’en doutons pas.

Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent qu’à présent, le message de Charlie est arrivé partout et qu’ils ont donc gagné. C’est une vision romantique, c’est trop facile. Non. Non : leur vie était plus précieuse que ça, réaffirmer des droits ne justifiait pas qu’ils la sacrifient. Et les risques avaient été sous-estimés. Charb ne bénéficiait pas d’une vraie protection policière, juste d’un chauffeur et d’un homme armé.

Il s’était passé la même chose pour Salman Rushdie, auquel on répétait ces mots, que je ne connais moi aussi que trop bien : «Dépose une gerbe de fleurs sur la tombe de l’ayatollah Khomeiny, car sans lui tu ne serais pas si célèbre que tu l’es devenu.» Face à une situation de menaces, il n’y a presque jamais de vraie solidarité, plutôt le soupçon que celui qui en est l’objet ait trouvé là un bon moyen de faire parler de lui.

La liberté d’expression n’est pas un droit acquis qui ne s’exercerait que dans la presse et devant les tribunaux : c’est un fait, un principe plus fort que tous les textes de loi. C’est la substance, la chair qui fait que le monde occidental est libre, malgré ses contradictions et ses contraintes. C’est l’horizon vers lequel des millions d’hommes sont en marche.

Ecrire peut être dangereux, c’est évident. Mais quand celui qui écrit en tire un profit économique, quand on apprend que ses textes font l’objet d’un commerce (livres, journaux, bandes dessinées, films), alors, inexplicablement, on estime qu’il mérite un peu moins d’être protégé, que sa sécurité n’est pas si importante et, qu’au fond, il ne fait tout cela que dans son seul intérêt. Et on conclut en disant : il l’a un peu cherché, non ? Wolinski et ses camarades aussi ont subi des accusations de ce genre.

En réalité, bien que la France ait beaucoup mieux répondu aux premières menaces et à une première agression contre Charlie que ne l’ont fait d’autres pays européens dans des situations comparables, et qu’elle ait affirmé que ceux qui s’estimaient victimes d’une offense pouvaient toujours s’adresser à la justice, c’est précisément sur elle que l’attaque s’est abattue, et pas sous forme de plainte ou de procédure légale, mais dans le seul tribunal que ces exaltés connaissent et fréquentent : celui de la violence armée.

Un peu partout, on entendait des critiques à mi-voix contre les caricatures publiées par Charlie, on disait que les dessinateurs poussaient le bouchon pour stimuler les ventes et rétablir la situation économique du journal : un humour massif et sans nuances, voire indélicat, a plus de prise, il saute tout de suite aux yeux. Mais il est vrai que le blasphème est un droit, quand certaines questions de principe se posent, et ce droit lui-même devient dès lors intouchable. Rappelons que bien des journaux qui ont critiqué les prétendus excès de Charlie Hebdo publient toutes sortes de ragots, et violent, sans aucune pudeur, le droit au respect de la vie privée, ce que Charlie n’a jamais fait. On ne devrait jamais se taire ou pratiquer l’autocensure par crainte d’être victime de chantage, menacé, haï, voire assassiné, c’est indiscutable.

L’Europe actuelle oublie de défendre la liberté d’expression. Cet oubli ne signifie pas qu’elle a renoncé à ce droit, mais qu’elle l’a négligé, qu’elle a fait preuve d’inertie, jusqu’au jour aux certains l’ont enterré sous une montagne de projectiles. Le problème ne se pose pas que dans le cas du terrorisme islamiste, mais aussi dans celui des affaires mafieuses : les gouvernements hésitent, les tribunaux considèrent les mécanismes de menace comme des délits périphériques, ne les condamnant que quand le sang a été versé.

Je m’interroge : sait-on combien de journalistes sont morts l’année dernière ? Soixante-six. Et cent soixante-dix-huit autres ont été arrêtés.

En Turquie, vingt-trois journalistes sont en prison uniquement parce qu’ils ont écrit dans un journal critique à l’égard du gouvernement.

Je m’interroge : comment peut-on oublier si facilement qu’au Mexique, on risque de se faire tuer pour un tweet, qu’en Arabie Saoudite, Raif Badawi a été condamné recevoir à mille coups de fouet (les cinquante premiers lui ont été infligés il y a quelques jours) parce qu’il avait ouvert un forum de débat en ligne sur l’islam et la démocratie ? Oublier qu’en Italie des dizaines de personnes sont contraintes de vivre sous protection policière, qu’au Danemark on a déjà tenté d’assassiner le dessinateur Kurt Westergaard, l’auteur des caricatures de Mahomet ? A-t-on déjà oublié le réalisateur Theo Van Gogh, tué aux Pays-Bas ? Et au Mexique, María del Rosario Fuentes Rubio, éliminée à cause de sa campagne sur Twitter, et les dizaines d’étudiants qui avaient participé à une manifestation ? Suffit-il que cela ne soit pas arrivé à Paris ou à Berlin pour qu’on l’oublie ?

Certes, «Nous sommes tous Charlie», au nom d’une solidarité émotionnelle instinctive, cette pulsion que Kant décrivait comme la capacité immédiate de percevoir avant la raison ce qui est juste, et ce qui ne l’est pas. Comme si cette capacité de discernement était inscrite en nous. Mais il s’agit toujours d’une forme d’adhésion qui vient une fois que le sang a coulé.

Charlie Hebdo ne s’adressait pas à des millions de lecteurs. Le journal était en difficulté, le risque de fermeture toujours imminent. Il ne s’agit pas d’une attaque contre TF1 ou un grand quotidien national. L’explication est peut-être d’ordre tactique : il est plus facile de prendre d’assaut une petite structure qu’une grosse, dotée d’un appareil de protection important. Mais, ce n’est pas la seule raison, et pas la principale : indépendamment de la taille, lorsqu’un message parvient à s’extraire de la masse des articles et des journaux, il frappe plus fort, il blesse, c’est comme un clou qu’on plante. Ce n’est pas le plus grand qui fait peur, c’est celui qui sait inventer une forme d’expression et la faire passer, mettre en lumière des contradictions et ne pas se contenter de jouer la partition habituelle. Du reste, toute stratégie militaire de défense identifie les lieux sensibles du territoire, et désormais, on l’a vu, ce ne sont plus les Parlements, les ministères et les casernes. S’en prendre à des soldats est un acte de guerre, qui relègue le conflit au domaine de la guerre. Frapper des politiques «dilue» la portée militaire du message : comme il n’y a plus aujourd’hui de personnalité politique européenne qui incarne l’Histoire et les valeurs de l’Union, cela risquerait de passer pour une attaque isolée.

Mais abattre des artistes, des intellectuels, des blogueurs, pour le terrorisme islamique comme pour celui des narco-trafiquants, c’est abattre la pensée. Cela permet d’intimider tout le monde, de susciter une identification immédiate entre l’opinion publique et la personne frappée, de montrer que la réflexion et la diffusion d’une idée peuvent être punies.

Ce n’est pas une attaque contre des personnages officiels ou contre les institutions, mais contre le seul territoire qui fait de l’Occident une terre encore à part : celui de la liberté d’expression. Si nous n’agissons pas, le silence se fera. Si la mobilisation des personnes et des consciences qui secoue aujourd’hui le monde occidental devait s’éteindre rapidement, après quelques jours d’indignation et une ou deux minutes de recueillement, alors oui, on pourra dire : «Rendez-vous au prochain attentat».

Roberto Saviano, écrivain et journaliste italien, auteur de «Gomorra»

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