Retour d’une nostalgie ?

Les empires, ces grands ensembles territoriaux, dirigés ou non par un empereur, sont très en vogue. Le sujet connaît un retour de faveur chez les historiens. Derrière cette résurgence, qui n’est pas une mode passagère, existe-t-il depuis quelque temps une nostalgie pour les empires, aussi bien continentaux que coloniaux ? Elle s’expliquerait par les impuissances, voire les dérives des Etats-nations qui se sont construits contre eux et les ont balayés en Europe et dans les Amériques, puis en Afrique et en Asie à l’issue de la décolonisation. Lorsque la nation, ancienne ou nouvelle, produit du nationalisme, de l’exclusion de l’autre, du souverainisme réducteur, de la nationalisation des espaces et parfois de la «barbarie du territoire», on comprend que l’on puisse aspirer à des horizons plus vastes, tout simplement pour mieux respirer. Là, les Etats faillis ou agressifs remettent en cause la paix internationale ; ici, les Etats, en apparence bien portants, sont incapables de résoudre seuls, dans leurs limites étriquées, les grandes questions du moment : chômage massif et menaces contre l’environnement. Voilà de quoi nourrir ce regard délicieusement mélancolique sur un passé impérial.

L’Empire romain fait rêver puisqu’il est censé avoir créé une relative «paix romaine», sinon tout au long de son histoire, du moins pendant près de deux siècles. Il a produit aussi une «citoyenneté romaine» qui, se superposant aux identités locales, est supposée casser les tentations d’exclusions et créer cette fière allégeance à Rome, le meilleur des liens impériaux. Au point que la formule «Civis romanus sum», utilisée par Cicéron et saint Paul, fascine des personnages à travers les siècles : lord Palmerston affirme, en 1850, que les sujets de Sa Majesté doivent trouver autant de protection dans l’Empire britannique que les Romains dans le leur ; et John Kennedy, dans son célèbre discours de 1963, face au «mur de la honte», proclame que, dans le monde libre, le meilleur équivalent à la fière formule de l’antique civilisation est : «Ich bin ein Berliner.» De son côté, face à la domination du nazisme, Stefan Zweig, dans le Monde d’hier, rédigé peu avant son suicide en 1942, chante un hymne à la culture européenne d’avant 1914, dans une Europe qui avait moins de frontières : il montre sa nostalgie pour la Vienne de la Belle Epoque et cet Empire habsbourgeois si plein de charmes et de diversités culturelles réunies. Certes, les historiens ne sont pas dupes et leur métier consiste à faire la distinction entre les mythes et les réalités du passé, ce qu’ils ne manqueront pas de faire aux Rendez-vous de l’histoire de Blois. L’affiche qui les annonce explicite la fondamentale ambivalence : «Qu’il est beau cet aigle impérial ! mais que ces griffes sont acérées !»

Les spécialistes de la Rome antique ont beaucoup de choses à dire sur les anachronismes que l’on peut commettre à propos des notions d’Empire romain ou de paix et de citoyenneté romaines (1). Les spécialistes des autres empires, y compris celui des Habsbourg, ont le même devoir de rectification scientifique (2). Sans aucun doute, les empires ont su créer du vivre ensemble. Un des apports de l’histoire coloniale et impériale de ces dernières années est d’avoir mis en évidence les circulations culturelles au sein de ces grands ensembles, y compris à l’époque moderne, avec les phénomènes d’hybridation et de «métissage», si bien décrits par Serge Gruzinski (lire ci-contre). Cela dit, il convient de ne pas confondre le vivre ensemble et le «vouloir vivre ensemble». Tout empire est domination qui finit par être contestée. Même l’Empire soviétique a su créer du vivre ensemble, mais son imperium reposait plus sur la contrainte que sur le consentement, c’est le moins que l’on puisse dire. De ce point de vue, le titre du livre de Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra, écrit dix ans avant la chute de l’URSS, exprime à la fois une prophétie et une des rares règles de l’histoire. Faute de créer du «vouloir», les ensembles impériaux ont une faiblesse que n’ont pas les «nations» modernes dont la définition d’Ernest Renan - le «plébiscite de tous les jours» - a fini par s’imposer dans toutes les démocraties. Certes, il est des empires qui se portent bien : l’empire américain. Mais ne s’agit-il pas plutôt d’un impérialisme sans empire à proprement parler, un impérialisme tantôt dur, tantôt doux, sachant jouer de la force militaire, du dollar et du soft power, mais sans empire territorial ? Il est aussi question de nouveaux empires, comme le russe ou le chinois. L’un et l’autre ont comme points communs de dominer des populations qui ne le désirent pas.

En Europe, les nations se portent mieux que leurs Etats. La construction européenne a eu pour vocation de suppléer aux insuffisances de ces derniers, mais en tournant le dos à l’empire. Charlemagne comme «père de l’Europe», même si la formule pater Europae a été écrite une fois, et une seule, à son époque et à son propos, voilà un mythe à déconstruire : il n’y a pas eu de massacre des Saxons pour faire la CEE ou l’UE. La crise européenne est profonde depuis quelques années, faute d’un accord sur la fabrication d’institutions efficaces. Mais les populismes et les souverainismes, qui fleurissent à cause de cette crise, n’ont pas pour autant des rêves impériaux. Même nos bonapartistes ne sont plus napoléoniens ! Le monde ne peut plus ressembler «au monde d’hier». Le retour des empires se produit d’une façon heureuse dans l’historiographie, mais heureusement pas dans l’histoire.

Robert Frank, historien, professeur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.


(1) Patrick Le Roux, Provinces romaines d’Occident et nations modernes, Historika. Studi di storia greca e romana, vol. 2, 2012, université de Turin.

(2) Voir le numéro 2, Empires, de la revue Monde(s) histoire, espaces, relations, novembre 2012.

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