Retrouvons la variante pacifique de la foi

Les religions monothéistes ont plutôt mauvaise presse. On leur reproche d’engendrer l’intolérance, la violence et les fanatismes. L’actualité semble confirmer une telle appréciation. De nombreux conflits du monde actuel et les attentats terroristes à Paris et ailleurs ont des composantes idéologiques. Au nom du Dieu unique, on tue, on exclut, on prêche la haine et l’intolérance.

Pendant plusieurs siècles, l’avènement du monothéisme a pourtant été considéré comme un progrès intellectuel et philosophique dans l’histoire de l’humanité. Grâce au monothéisme mosaïque, à l’origine du judaïsme et sans lequel ni le christianisme ni l’islam n’auraient vu le jour, l’humanité aurait abandonné la divinisation de la nature et se serait libérée d’une soumission superstitieuse aux éléments cosmiques. Le monothéisme aurait ainsi favorisé l’autonomie de l’homme et sa capacité à contrôler les forces naturelles et cosmiques.

Ce n’est pas un hasard si le premier chapitre de la Bible affirme que l’homme (en tant que mâle et femelle) est créé à l’image de Dieu et qu’il lui incombe de dominer le monde et ce qu’il contient. Le monothéisme serait-il alors le premier pas vers la sortie de la pensée religieuse, comme l’affirment certains philosophes, Marcel Gauchet et d’autres, ou serait-il responsable des catastrophes écologiques que l’humanité n’a cessé de commettre depuis le début de la révolution industrielle et des « guerres de religion » qui perdurent jusqu’à aujourd’hui ?

Un terme tardif

Rappelons d’abord que le mot « monothéisme » n’est entré dans nos langues que tardivement. La Bible ne connaît pas ce terme ni son opposé « polythéisme ». Cette dernière expression semble être attestée pour la première fois chez Philon d’Alexandrie, philosophe juif du premier siècle de l’ère chrétienne, qui oppose le message biblique à la doxa polutheia [l’opinion selon laquelle il y aurait plusieurs dieux] des Grecs. Quant au concept de monothéisme, il semble être un néologisme du XVIIe siècle et aurait été inventé par les platoniciens de Cambridge [un groupe de philosophes anglais] qui voulaient lier rationalité et approche mystique du divin.

Henry More (1614-1687) utilise le terme « monothéisme » pour caractériser et défendre le christianisme contre le déisme [l’idée philosophique d’un Dieu sans lien avec les textes sacrés] mais aussi contre l’accusation juive selon laquelle la doctrine de la Trinité mettrait en question l’idée de l’unité et de l’unicité de Dieu. Le vocable comporte ici un caractère d’exclusion, car il affirme que seul le christianisme rend témoignage au seul vrai Dieu.

A l’opposé, on trouve Henry Bolingbroke (1678-1751) pour qui le monothéisme est l’expérience originelle de toute l’humanité. Pour ce dernier, le monothéisme ne serait pas une spécificité du judaïsme ou du christianisme ; tous les systèmes religieux et philosophiques trouveraient leurs origines dans une idée monothéiste. Il s’agit donc d’une position inclusive. Ainsi l’idée monothéiste peut-elle se comprendre de deux manières opposées : d’une manière inclusive et d’une manière exclusive.

Or ces deux conceptions du monothéisme se trouvent également dans les textes bibliques. Il suffit de penser à la figure centrale du Pentateuque, Moïse, auquel le Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à Paris, consacre actuellement une exposition remarquable qui retrace surtout la réception du personnage dans l’art.

Un être violent

Sigmund Freud, dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste (Gallimard, Folio, 1993) son « roman historique » consacré à Moïse, avait imaginé un Moïse égyptien, universaliste et empreint de sagesse, assassiné par les Hébreux qui lui auraient substitué un « faux Moïse », violent et ségrégationniste. Bien que cette théorie, qui se fondait d’ailleurs sur les travaux d’un bibliste du nom d’Ernst Sellin [1867-1946, Moïse et son importance dans l’histoire de la religion israélo-juive, Félin, 432 p., 25 €], ne soit pas tenable et que Freud ne l’ait probablement pas considérée comme une hypothèse historique, cette théorie est néanmoins le reflet d’une tension évidente dans les textes qui, dans la Torah, sont liés à Moïse.

Dans de nombreux récits, Moïse apparaît comme un être violent. Dans l’histoire du veau d’or, il est iconoclaste, détruit l’œuvre de son frère Aaron, laquelle représentait Yhwh (Yahvé, Dieu) sous forme bovine, et annonce ainsi le culte aniconique (sans image) du temple de Jérusalem reconstruit à l’époque perse, à la fin du VIe siècle avant l’ère chrétienne. Mais il fait aussi massacrer une grande partie du peuple qui avait vénéré cette statue de Yhwh.

Moïse devient ainsi le champion d’une religion « yahviste » intransigeante. Dans le Deutéronome, qui est conçu comme son testament théologique, il exhorte ses destinataires qui sont, sur le plan de la narration, la deuxième génération du désert, à se séparer strictement d’autres peuples, à ne pas se marier avec eux, à détruire leurs lieux et objets de culte, voire à les exterminer.

Dans certains passages ajoutés au Deutéronome par des scribes de l’époque perse, comme les chapitres 4 et 7, Moïse présente Yhwh certes comme le Dieu unique qui a créé les cieux et la terre, mais qui a, cependant, une relation spécifique avec Israël, puisqu’il l’a « élu » comme sa propriété privée. Pour cette raison, Israël doit se séparer des autres nations. Ce discours deutéronomique, mis dans la bouche de Moïse, correspond alors à un monothéisme exclusif. En revanche, contrairement au christianisme et à l’islam qui ont hérité de ce concept et l’ont « universalisé », le judaïsme n’a pas développé une stratégie missionnaire pour convaincre ou forcer d’autres à adhérer à ce Dieu.

Cohabitation religieuse

A côté du discours ségrégationniste, on trouve également, dans le Pentateuque, des textes qui reflètent une position de cohabitation religieuse. Ainsi, Moïse qui s’était enfui dans le pays de Madian, épouse d’abord Séphora, une madianite, une étrangère donc, de surcroît fille d’un prêtre. Dans le livre des Nombres, il est question d’un (autre ?) mariage de Moïse avec une femme koushite [éthiopienne]. Et Miriam, la sœur de Moïse qui critique cette union avec une femme noire, est frappée par une maladie de peau qui rend celle-ci « blanche comme la neige ». Dans le même contexte, Moïse est d’ailleurs décrit comme étant « l’homme le plus humble sur toute la terre », comme si l’on voulait corriger son caractère colérique présent dans d’autres textes.

La tendance inclusive du monothéisme se présente d’une manière encore plus marquée dans le récit de la vocation de Moïse qui a été rédigée par un groupe de prêtres. Ils développent dans ce récit (au chapitre 6 du livre de l’Exode) l’idée d’une révélation divine en trois étapes.

L’humanité entière connaît Dieu sous le nom d’Elohim, un nom qui en hébreu est à la fois un pluriel et un singulier ; à Abraham et à sa descendance qui inclut les tribus arabes, les Edomites et d’autres peuples à l’est du Jourdain, Dieu s’est fait connaître sous le nom d’El Shaddaï (« dieu des champs »), et c’est seulement à Israël, par l’intermédiaire de Moïse, qu’il révèle son « vrai » nom, Yhwh, nom qui très vite devient, dans le judaïsme, tabou. Selon cette logique, tous les peuples vénèrent le même dieu, même ceux qui ont des panthéons divins, et il n’y a donc aucune raison de s’affronter au nom de Dieu.

Ainsi cohabitent dans la Torah, attachés à la figure de Moïse, deux monothéismes différents et se crée-t-il une tension entre inclusion et ségrégation, entre cohabitation et confrontation. Sur le plan psychologique, on peut faire remarquer que toute identité se construit entre ces pôles mais, sur le plan historique et politique, il faut noter que les religions monothéistes ont souvent favorisé la version exclusive et souvent guerrière du monothéisme. Il est temps de se rappeler la variante pacifique et d’en explorer les voies dans le contexte actuel qui, de nouveau, est dominé par une rhétorique guerrière, fût-elle religieuse ou laïque.

Thomas Römer, philosophe et bibliste, est né à Mannheim (Allemagne) en 1955. Il est professeur au Collège de France depuis 2007 où il occupe la chaire « Milieux bibliques ». Il est l’auteur de Moïse en version originale. Enquête sur le récit de la sortie d’Egypte (Bayard/Labor et Fides, 277 pages, 19,90 €).

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