Revenu universel : « Pari sur l’homme ou utopie dangereuse ? »

La proposition de revenu universel soulève, au-delà des débats techniques sur la nécessaire réforme des systèmes de protection sociale, deux questions politiques de première importance : le capitalisme peut-il s’approcher de l’idéal communiste : « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités », là où le socialisme marxiste-léniniste a échoué ? Quelle conception avons-nous d’une « société juste » ?

Le revenu universel réaliserait tout d’abord une version faible du premier volet de l’idéal communiste. Non pas « à chacun selon ses besoins », mais « à chacun un revenu minimum qui permet de survivre ». Ce revenu assuré, le succès de la mesure résulterait en vérité d’un audacieux pari sur le second volet : « de chacun selon ses capacités ». Les partisans du revenu universel affirment en effet que, une fois dotés d’un revenu minimum, les jeunes, les chômeurs et les vieux, loin de rester oisifs et de passer leur temps à « tenir les murs » de leur cité ou à fumer la pipe sur le pas-de-porte de leur pavillon, vont mettre bénévolement leurs capacités au service des autres.

Loin de devenir des assistés ou des « surfeurs de Malibu » se gaussant « des imbéciles qui bossent comme des tordus pour leur payer leurs loisirs », ils inventeront et développeront spontanément des activités socialement très utiles, activités qui justifieront, et bien delà, les transferts de pouvoir d’achat consentis pour financer le revenu universel.

« Panem et circenses »

Les adversaires du revenu universel sont nettement moins optimistes quant à la question cruciale qu’avait bien posée Keynes dans sa célèbre Lettre à nos petits enfants, dès 1930. Assurant comme possible et probable au XXIe siècle une société faisant une large place à l’oisiveté : trois heures de travail productif par jour en moyenne, comme chez les peuples premiers, Keynes s’inquiétait de l’usage que ferait l’humanité de cette liberté de ne rien faire. Telle est bien, en effet, la question.

Compte tenu de ce que le revenu universel est aujourd’hui défendu non seulement par des altermondialistes et des écologistes, mais aussi par les « tycoons » et les gourous de la Silicon valley, on peut voir en lui une politique de résignation devant la montée de « l’inutilité » économique. Aux sans-emploi, chômeurs de longue durée, précaires enchaînant des petits boulots intermittents et sans perspectives, à ceux que la robotisation et des globalisations ont rendus superflus on dit : « Puisque que vous êtes désormais et durablement inutiles et que l’Etat ne veut pas de troubles, il vous donnera du pain, tandis que les géants du numérique vont se charger d’organiser les jeux ». « Panem et circenses ».

Inquiétante perspective, ne serait-ce que parce qu’on peut se demander si cette potentielle « plèbe » à la romaine se contentera-t-on de ce genre de jeux, et sinon, quels seront les jeux du cirque avec mort d’hommes ? Bref, les adversaires du revenu universel ne croient pas que le « à chacun un minimum inconditionnel » engendrera spontanément un « de chacun selon ses capacités ». Il s’agit bien là des deux visions contrastées de ce que l’homme pourrait bien faire à l’avenir d’une plus grande liberté.

Conception d’une « société juste »

C’est non plus l’usage qu’on en ferait, mais les conditions même de cette liberté qui sont au cœur du second débat politique que convoque le revenu universel. Ce débat questionne notre conception de ce que doit être une « société juste ». Une société juste peut-elle se contenter d’assurer à chacun un « panier minimal de survie » pour solde de tout compte et qu’ensuite chacun en fasse ce que bon lui semble, ce qui est une lecture possible du revenu universel ? Ne doit-elle pas plutôt garantir des « opportunités » minimales, donner à chacun et tout au long de sa vie les « capacités » – au sens d’Amartya Sen – d’améliorer son sort par son propre effort, de se former, d’entrer en rapport avec les autres, d’avoir une activité socialement utile ?

Cette dernière conception de la justice ne conduit pas nécessairement à des transferts inférieurs, mais à des transferts réservés à des situations et à des populations particulières. Elle se traduit par des offres de services ciblées, par des garanties « d’accès » à certaines opportunités dont la santé, et la formation continue. Elle exprime ainsi une moindre confiance que celle des partisans du revenu universel dans la capacité de la société civile à s’auto-organiser en toute indépendance de l’Etat.

Volonté de coopération altruiste

Le débat suscité par le revenu universel manifeste donc la résurgence, après une longue éclipse, du débat fort ancien et récurrent inspiré par l’idéal communiste. Certes, le revenu universel est un programme plus modéré que le « dépérissement de l’Etat sous dictature du prolétariat ». La modération relative du volet distributif – un très sobre revenu minimum et non les besoins de chacun satisfaits – est censée rendre le programme compatible avec des formes « avancées » de capitalismes. C’est d’ailleurs cette comptabilité que contestent ceux de ses adversaires qui nient la possibilité de le « financer ».

Mais le débat de fond n’est pas là. Il résulte de ce que les partisans du revenu universel, comme autrefois les militants communistes, appellent de leurs vœux et pensent immédiatement possible une transformation, non seulement de la société, mais de l’homme lui-même. Ils croient aujourd’hui possible l’expression, par chacun, d’une volonté de coopération altruiste telle qu’elle permettrait de séparer très largement l’utilité sociale d’un individu de son engagement dans les rets d’un travail salarié encore aujourd’hui majoritairement contraint.

Le revenu universel est-il aujourd’hui un pari sur l’homme, certes audacieux mais compatible avec l’état des choses, ou une utopie dangereuse nous conduisant à une « société panem et circenses » ? Telle est la question.

Pierre-Noël Giraud, professeur d’économie à Mines ParisTech et Dauphine, PSL Research University.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *