Russie : un président aux ordres

La seconde condamnation de Mikhaïl Khodorkovsky n'est plus une punition, mais une exécution. L'ancien patron de la compagnie pétrolière Ioukos, emprisonné depuis 2003, a déjà été condamné en 2005 pour évasion fiscale à huit ans de détention. Le jugement du 30 décembre 2010 lui inflige quatorze ans en tout, soit encore sept ans de camp en Sibérie, pour des délits extravagants qu'il n'a pas pu commettre. Cette sentence sonne le glas de l'expérience Medvedev et met fin à tout espoir d'une libéralisation prochaine du régime politique. Pour bien asséner le message, les forces spéciales du ministère de l'intérieur ont arrêté, le 31 décembre 2010 à Moscou, plusieurs opposants respectés, dont Boris Nemtsov, ancien vice premier ministre de Russie, condamné à 15 jours de prison pour avoir manifesté pour le respect des droits constitutionnels.

Dmitri Medvedev, choisi par Poutine en 2008 pour occuper son poste présidentiel pendant un intervalle de quatre ans, est resté totalement impuissant à stopper la parodie de justice contre un chef d'entreprise déchu, et son ancien associé Platon Lebedev. Quand il critique implicitement Poutine le 24 décembre pour s'être prononcé à l'avance sur la culpabilité de Khodorkovsky, l'effet est pathétique. Le président de Russie parle, personne ne l'écoute. Le 1er janvier, sa courte présentation des vœux s'adresse d'abord aux enfants.

Les observateurs aguerris savaient depuis la mise en place du fameux "tandem" en 2008 (Medvedev président, Poutine premier ministre) qu'une des conditions posées à l'extraordinaire promotion de Dmitri Medvedev était de ne pas toucher à l'affaire Khodorkovsky. Mais la mise en scène judiciaire a duré 22 mois, de mars 2009 à décembre 2010 ! Une épreuve pour Medvedev qui devait chaque semaine faire de nouvelles promesses sur la "modernisation" de la Russie, parfois même sur l'Etat de droit, et en même temps éluder toutes les questions concernant un procès inique se déroulant en plein centre de Moscou.

Poutine et son gouvernement ont-ils choisi d'étaler au grand jour une affaire judiciaire aussi peu crédible ? Un grand déballage public qui montre que la justice est lente et bavarde, mais qu'elle existe ? Le message que l'on retient en Russie est que les tribunaux continueront à servir le régime. Vladimir Poutine est un homme qui ne prend pas de risque, sauf celui d'être craint. Il a préféré ne pas avoir à gérer un trublion dans la prochaine mise en scène politique : les élections législatives de décembre 2011, puis la présidentielle de mars 2012. La meilleure façon de contrôler Khodorkovsky est de le garder sous les verrous, tout en entretenant l'idée qu'il doit bien être un peu coupable de quelque chose. A plusieurs reprises ces dernières années (notamment son entretien au Monde publié le 1er juin 2008), Vladimir Poutine a laissé entendre que Khodorkovsky était impliqué dans des meurtres, et que la justice russe était donc plutôt clémente avec lui. Précisons que l'ex-patron de Ioukos n'a jamais été poursuivi que pour des délits économiques.

Enfin, il importe de rappeler que le crime imputé est d'avoir volé du pétrole, l'or noir de la Russie poutinienne. La portée symbolique est évidente : le patrimoine national, c'est d'abord le pétrole et le gaz qui font vivre l'Etat russe depuis le début des années 2000. Avoir prétendu exploiter et exporter une partie de ce patrimoine hors des circuits de l'Etat poutinien était un crime en soi.

L'acharnement contre Khodorkovsky permet d'accentuer la pression sur les hommes d'affaires, chefs d'administration et responsables politiques auxquels est rappelée la règle d'or : s'enrichir, payer ses impôts, mais ne jamais aller contre l'intérêt des groupes dirigeants. Aucune institution ne vous protégera une fois pris dans le collimateur. Dans son ultime, et remarquable, prise de parole au procès, le 2 novembre 2010, Mikhaïl Khodorkovsky a résumé ainsi la nature du "système sans loi" (bezzakonie)  qui prévaut en Russie : "Même inscrits dans la loi, les droits ne sont pas défendus par le tribunal. Peut-être la cour a-t-elle peur, ou bien est-elle un simple rouage de ce 'système' ?"

Cette critique est largement partagée par les Russes informés qui suivent la saga judiciaire de Ioukos depuis 2003 et s'expriment sur les sites et blogs Internet ainsi que dans les quelques medias encore critiques comme la radio Echo de Moscou, et les journaux Novaïa gazeta, et Kommersant. Ils sont convaincus que Khodorkovsky est victime d'une vengeance personnelle et que, tant que Vladimir Poutine est aux commandes, il n'a guère de chances de retrouver la liberté.

Marina Khodorkovsky, la mère du condamné, reçoit de nombreux messages de soutien quand elle ne craint pas de dire à la radio : "le sort de mon fils ne dépend que d'un homme, c'est pourquoi je ne pense pas le revoir un jour libre" (en direct sur Echo de Moscou, 31 octobre 2010). Les marques de soutien à Khodorkovsky sont beaucoup plus nombreuses depuis le deuxième procès qui est vu comme plus arbitraire encore que le premier. Aujourd'hui, on parle communément de lui comme d'un "prisonnier politique".

L'absurdité des chefs d'accusation et l'aberration du processus judicaire placent cette affaire hors du raisonnable, hors du fonctionnement "normal" des institutions. La charge contre Khodorkovsky n'est pas conçue pour être véridique ou crédible, elle doit impressionner par sa nature à la fois extraordinaire et brutalement prosaïque. Elle démontre que la volonté du pouvoir politique est plus importante que l'autorité des juges : plus le processus est extravagant, plus le pouvoir croit affirmer sa toute puissance.

Et pourtant, même recondamné et enfermé, Khodorkovsky reste une préoccupation. Les gouvernements étrangers qui ont émis des doutes sur l'équité du procès ont été priés de ne pas "interférer" dans le travail de la justice russe. Les pressions se maintiennent contre les défenseurs, en particulier par des attaques contre le site khodorkovsky.com. L'acharnement contre lui en fera-t-il, un jour, un héros de l'histoire nationale russe ? Telle est la contradiction du pouvoir poutinien. Cette crainte de l'ennemi déjà à terre pourrait indiquer que les dirigeants n'ont pas une confiance totale dans leur propre système, ils en connaissent les limites et les défauts mieux que quiconque.

La faille en profondeur est l'absence de légitimité démocratique, et donc l'absence d'arbitrage extérieur au sérail. Sans arbitrage, l'arbitraire commande. La nature du régime politique est le problème majeur de la Russie aujourd'hui. La dépendance des juges en est un des aspects. La présidence formelle de l'Etat par Dmitri Medvedev, qui n'assume pas les prérogatives de sa charge, en est un autre. Les institutions publiques ont toutes été affaiblies, voire vidées de leur substance comme la cour constitutionnelle.

Les élections législatives et présidentielles, depuis 2003, ont été organisées à l'avantage du pouvoir poutinien. Les campagnes électorales bénéficiaient très largement au parti dominant, le choix des candidats était contrôlé, et le comptage des votes n'était pas sérieusement suivi par des observateurs indépendants. La Douma d'Etat élue en décembre 2007 ne comprend plus aucun opposant du camp démocrate. Les opposants sont traités en ennemis du régime et menacés de représailles.

Le scénario Medvedev, conçu en 2007, s'inscrit dans cette logique d'un régime politique personnalisé et fermé à la compétition, donc à l'alternance. L'élection sur mesure du jeune protégé a permis à Vladimir Poutine de rester au pouvoir sans briguer un troisième mandat, option qui l'aurait obligé à réviser la constitution à son avantage. Or, le président russe ne souhaitait pas être comparé à ces petits dictateurs d'Asie centrale, et de Biélorussie, qui renouvellent automatiquement leurs mandats. Il a pourtant réinterprété la constitution russe à sa guise, sans la réviser formellement, en transférant la plupart des prérogatives présidentielles à la présidence du conseil des ministres qu'il occupe depuis mai 2008.

Le partage des rôles semblait fonctionner plutôt bien. Le nouveau président, souriant et affable, amoureux d'Internet, projetait une image jeune et prometteuse du leadership russe. C'est d'abord pour le public occidental que Medvedev porte le drapeau de la modernisation, de la primauté du droit. En Russie même, son discours plus ouvert et en apparence plus libéral a attiré l'intelligentsia des grandes villes qui veulent espérer une alternative meilleure. Mais Poutine n'a pas laissé échapper les fondamentaux du pouvoir : les fameux organes de force (le renseignement, l'intérieur, la défense), les monopoles des matières premières, le contrôle de l'information, de l'administration et de la justice.

Dmitri Mevedev accepte les tâches ingrates : limoger le maire de Moscou, Iouri Loujkov, et nommer un proche de Poutine à sa place, signer des projets de loi liberticides, dire et redire que la Russie est corrompue, que les fonctionnaires travaillent mal, que les entreprises doivent devenir plus performantes et le peuple plus "moderne". En d'autres termes, faire porter la responsabilité des défaillances de la Russie à d‘autres que les hommes au sommet de l'Etat.

Un an avant les échéances électorales, Poutine a besoin de rappeler avec force qu'il est le chef. Est-ce vital pour lui ? Qu'est ce qui le pousse à affaiblir le fameux tandem qu'il a constitué avec Medvedev et qui présente des avantages certains ? Son combat contre Khodorkovsky nous donne un élément de réponse : un régime qui peut ainsi éliminer un chef d'entreprise encombrant est un régime qui a institué l'absence de contrôle et l'impunité des politiques en principe de gouvernement.

Vladimir Poutine ne veut pas prendre de risque, il veut rester maître du jeu et le montrer en se plaçant au-dessus des institutions. Pourquoi "diluer" le pouvoir ? L'important, c'est de gouverner, sans obstacle. La séparation des pouvoirs, les contre-pouvoirs sont des freins à la gestion du pays, et à la défense des intérêts des dirigeants. La démocratie, c'est la compétition, le désordre, l'imprévu. Tout ce dont la Russie n'aurait pas besoin !

Marie Mendras, politologue au CNRS et à Sciences Po.

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