Rwanda : « Faire entendre la voix des rescapés est un devoir »

Au moment où le président Macron décline l’invitation du président rwandais pour la 25e commémoration du génocide des Tutsi, on peut se demander pourquoi ce refus, qui ne se prévaut d’aucune justification. Pourquoi le choix d’un député d’origine rwandaise, orphelin du génocide, pour représenter la France ? Pas de ministre, ni celui des affaires étrangères ni aucun autre.

Le Rwanda est sans doute blessé par cette volte-face. Comment l’expliquer ? Si ce n’est pour ne pas avoir à répondre aux accusations légitimes de complicité dans la mise en œuvre du processus génocidaire que porte le Rwanda à l’égard de la France ? Et ne s’agit-il pas une fois encore de minimiser le rôle avéré de l’armée française au Rwanda ? Comment expliquer autrement ce désistement ? Malgré les preuves, malgré les livres écrits par des militaires français présents au Rwanda cette année-là. Mais la France n’en a cure et passe continûment des accusations aux mensonges et du déni à l’esquive.

Le génocide a fait près d’un million de morts tutsi et hutu modérés, en cent jours. Dix mille personnes assassinées chaque jour. Les rescapés ont « tout » perdu : les membres de leur famille, leurs troupeaux, leur maison, leurs champs… Leurs témoignages confient et restituent leur histoire, l’histoire du génocide.

Comme l’a expliqué au tribunal l’historienne Hélène Dumas, lors du procès des deux bourgmestres Ngenzi Octavien et Barahira Tito, en 2018 à Paris, il convient de considérer les rescapés, trop souvent absents de l’historiographie du génocide, comme de véritables acteurs, dont les témoignages sont une source essentielle pour écrire l’histoire du génocide.

La force de la présence

A quelques jours de la 25e commémoration, il est plus que jamais urgent d’entendre les rescapés. D’entendre leurs voix fragilisées par l’âge, mais surtout pour avoir connu, vu et entendu le génocide. Pour avoir senti l’odeur de la mort recouvrir leur pays. Pour avoir étouffé leur voix en même temps que s’éteignait la voix de leurs enfants et de leurs parents assassinés sous leurs yeux. Les mots les ont abandonnés.

Pourtant, malgré les peines et les symptômes qui les affligent, elles et ils ont donné leurs témoignages ou ont écrit leurs « cahiers de mémoire ». Pour dire l’indicible, l’inoubliable. Depuis 1994, ils ont souvent témoigné devant divers auditoires, en particulier, lors des commémorations.

Mais la spécificité de l’atelier de mémoire que nous avons initié à Kigali en 2014 a été de rassembler des rescapés qui ont travaillé ensemble, se sont accompagnés lors des évocations qui continuent de les bouleverser, se sont interrogés réciproquement pour vérifier des faits commis dans une même région et connus par plusieurs d’entre eux.

Ils n’étaient pas seuls face à un auditoire indistinct, éploré à son tour. Ils étaient ensemble, destinataires réciproques de leurs propos. Leur écriture est sèche, sans atermoiement. Elle a la force de la présence. Les cahiers de mémoire suivent un rythme ternaire (avant, pendant, après) souvent absent dans le témoignage, qui commence généralement en 1994. Or, l’évocation de l’enfance, à elle seule, reconstruit l’intégralité de la personne humaine, telle qu’elle était avant que n’advienne la distinction mortelle entre Hutu et Tutsi, imposée par le colon belge et qui prendra toute sa dimension à partir de 1959, sombre année prémonitoire de ce qui allait advenir trente-cinq ans plus tard.

Des rescapés hallucinés

Marthe Mukagihana le dit mieux que quiconque [dans son cahier de mémoire] : « Si je produis ces écrits, c’est parce que certains prétendent que le génocide a commencé en 1994 quand l’avion de Habyarimana s’est écrasé ! Mais… Quand on a brûlé nos maisons, cet avion s’était-il déjà écrasé ? Quand on a commencé à nous dire que nous sommes originaires d’Abyssinie, cet avion s’était-il déjà écrasé ? En 1959, quand les gens fuyaient pour se réfugier à l’étranger, quelle était l’origine de leur exil ? N’est-ce pas précisément à cette époque que le processus génocidaire a été enclenché ? »

Dans les témoignages, les événements ont une force historique indéniable. Je pense au massacre du 11 avril 1994 à l’Ecole technique officielle, communément appelée « l’ETO ». Les écrits des rescapés dans ce cas-là sont particulièrement précieux, sachant que ce massacre a fait deux mille victimes et un nombre infime de rescapés. Il signe l’abandon des Tutsi par la force onusienne et la communauté internationale. Dans les cent jours qui suivent, les maisons seront dévastées, saccagées, brûlées. La violence est à son comble. Les qualificatifs haineux fusent. La déshumanisation est à l’œuvre, systématique. Les cahiers de mémoire des rescapés déclinent la frayeur et la terreur.

Tous les ans, le 7 avril, des rescapés quittent leur domicile, hallucinés. Ils errent jusqu’au soir ou au lendemain matin où on les retrouve aveuglés, perdus et blessés à jamais. Ce jour-là les mots les abandonnent une nouvelle fois. Le trauma règne en maître. Mais les rescapés qui écrivent leur témoignage sont la mémoire vive du génocide, ils s’en savent les dépositaires. Ils disent : « Nous partageons une même histoire. » Une histoire qu’ils tiennent plus que tout à transmettre. Pour qu’on en connaisse l’origine et qu’elle ne se répète pas.

Faire entendre leurs voix, leurs paroles, leurs écrits est un devoir. Leurs textes font émerger sans filtre une histoire individuelle et une histoire collective. Ils sont l’une des principales voies pour échapper aux doctrines négationnistes. Ils avaient une enfance, une famille, des paysages et des souvenirs, des rêves. On a voulu les priver de tout avenir. Aujourd’hui ils prennent la parole ensemble pour reconstruire leurs vies et dire l’histoire. Ecrire est pour eux une pratique essentielle tout à la fois mémorielle et thérapeutique.

Ancienne journaliste et éditrice dans le mouvement des femmes, Florence Prudhomme a créé en 2004 l’ONG Rwanda Avenir, qui a notamment construit une maison de quartier au bénéfice de femmes rescapées du génocide.

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