Sa façon d’incarner l’Amérique me manquera

Le président Barack Obama lors de>son discours appelant à un «nouveau départ entre les Etats-Unis et le monde musulman», à l’université du Caire (Egypte), le 4 juin 2009. Photo Pete Souza. The White House
Le président Barack Obama lors de>son discours appelant à un «nouveau départ entre les Etats-Unis et le monde musulman», à l’université du Caire (Egypte), le 4 juin 2009. Photo Pete Souza. The White House

Le lendemain de l’élection présidentielle américaine de 2008, je m’éveillai d’humeur jubilante, avec une vieille chanson qui me résonnait dans la tête. Sortie en 1964, Dancing in the Street, chantée par Martha Reeves et The Vandellas, fut adoptée en tant qu’hymne du mouvement des droits civiques. Je n’avais que 9 ans, mais je me souviens des événements du Freedom Summer, quand The Student Non-Violent Coordinating Committee [SNCC, le comité étudiant de coordination non violente] entreprit d’inscrire le plus grand nombre possible de citoyens noirs sur les listes électorales du Mississippi, où ils avaient été systématiquement privés du droit de vote. Je me souviens de la découverte des corps de trois défenseurs des droits civiques, James Chaney, Andrew Goodman et Mickey Schwerner, brutalement assassinés.

«L’unique goutte de sang»

J’étais une petite fille blanche dans une petite ville blanche du Minnesota, loin de ce que nous appelions alors «le Sud profond», mais les images de violence raciste que j’ai vues à la télévision se sont gravées dans ma conscience et m’ont changée à jamais. Au cours de ce même mois d’août, Barack Obama, futur président des Etats-Unis, atteignait l’âge de 3 ans. Le fait qu’un Noir ait été deux fois élu président d’un pays où beaucoup d’Américains blancs continuent à nier la repoussante réalité de l’esclavage, des lois Jim Crow et de leur héritage dans le racisme toujours vivace aujourd’hui témoigne des transformations culturelles et politiques advenues aux Etats-Unis, dont la moindre n’est pas la transformation de la structure ethnique du pays, où le nombre des citoyens hispaniques et asiatiques est en augmentation tandis que de plus en plus de gens s’identifient eux-mêmes comme bi ou multiraciaux.

Le concept de race est dépourvu de signification en biologie parce qu’il n’existe aucune population génétiquement homogène. Cela n’empêche que cette notion fluide, historiquement déterminée, est «réelle» parce que le sentiment de différences raciales a eu des effets dévastateurs sur les êtres humains.

Il est sage de rappeler que lorsque les immigrants irlandais arrivèrent aux Etats-Unis au XIXe siècle, on ne les considérait pas comme «Blancs» et les caricaturistes de l’époque les représentaient souvent sous des traits simiesques. Le président Obama, qui s’est un jour qualifié de «corniaud», est le fils d’une mère américaine blanche et d’un père kényan noir, mais les réalités de notre violente histoire raciale font de lui un Noir.

Au début du XXe siècle, ce que l’on en est venu à appeler la règle de «l’unique goutte de sang» fut codifiée dans de nombreux Etats. Une seule goutte de sang africain était supposée rendre «noir» jusqu’au plus pâle des individus au teint pâle. En réalité, depuis la fondation des colonies, quantité de personnes ont franchi sans le dire la prétendue «color line» et d’innombrables habitants des Etats-Unis qui se définissent comme Blancs ont des ancêtres africains. Ainsi comme l’a exprimé un penseur, «les réalités de la migration raciale ont révélé que la règle de "l’unique goutte" ne garantissait pas aux Blancs leur pureté raciale mais leur permettait plutôt d’y croire».

Un mélange explosif

La fiction d’une color line a revêtu une gravité nouvelle depuis que Donald Trump débite ses mensonges sectaires en ralliement de ses partisans, dont beaucoup sont des hommes blancs et hétérosexuels âgés de plus de 60 ans et dépourvus d’éducation universitaire, qui considèrent le président Obama comme une atteinte portée à leur mode de vie et un affront à leur privilège «naturel».

Barack Obama n’est pas seulement notre premier président noir. C’est un homme dont l’éducation supérieure a été couronnée par un diplôme de droit à Harvard, un intellectuel éloquent, politiquement modéré, doté d’une capacité quasi surnaturelle de garder son calme lorsqu’on l’attaque. Couplés, le racisme et l’anti-intellectualisme font un mélange explosif. Le Président a hérité de George W. Bush une crise économique et deux guerres et, au cours des huit années suivantes, il a dirigé une économie en constante amélioration, a mené jusqu’au Congrès une réforme de la couverture maladie qui fera date, et a œuvré pour la limitation de l’engagement militaire américain à l’étranger.

Je n’ai pas toujours été d’accord avec la politique d’Obama, mais je savais, quand j’ai voté pour lui, que ses positions étaient plus à droite que les miennes. Il a été très critiqué, y compris par les membres de la communauté noire qui lui ont reproché de n’avoir pas réussi à traiter plus énergiquement la question du racisme. Dans le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir écrit que l’homme est un absolu, et que pour lui la femme est l’Autre. De même que la masculinité, la qualité de Blanc a été aux Etats-Unis l’absolu à l’aune duquel on mesure les autres. Même si quelques soi-disant experts ont prétendu qu’un président noir avait accentué le racisme dans notre pays, je crois que la présidence de Barack Obama dans une nation d’une diversité croissante a contribué à modifier la conception de la blancheur en tant qu’absolu. La blancheur a été de plus en plus «racialisée» comme une origine parmi de nombreuses autres. Le mouvement Black Lives Matter («les vies noires comptent») et une attention ravivée au racisme institutionnalisé et implicite ont amené en pleine lumière la question de la blancheur.

Folie droitiste

Mais nous avons assisté aussi à une brutale réaction de haine blanche, longtemps alimentée par le Parti républicain et aggravée par les difficultés économiques de la classe laborieuse. En dépit de sa rhétorique modérée, de sa bonne volonté envers les compromis et de son comportement tout à fait rationnel, Barack Obama est devenu la cible de la folie droitiste qui est arrivée à dominer le Parti républicain. Un républicain sur trois pense que notre président est musulman. D’autres, Donald Trump compris, ont affirmé, contre toute logique, qu’il n’est pas né aux Etats-Unis.

Barack Obama est le symbole de ce que ses ennemis détestent : les droits pour les Noirs, les femmes, les immigrants et les membres de la communauté LGBT. Il est d’une importance capitale de considérer ces communautés comme unies, et non séparées. Les partisans de Trump applaudissent tant la misogynie que le racisme parce que les frontières fluides de toutes natures - géographique, économique, raciale, sexuelle et psychologique - sont perçues comme des menaces envers le fantasme immuable de l’autonomie et du pouvoir de l’homme blanc, mythifié par le cow-boy solitaire, l’arme à la ceinture, et par le «self-made-man» ultrariche.

Le président Obama a fait observer maintes fois que nul ne peut trouver sa voie en ce monde sans l’aide d’autrui. Ceux d’entre nous qui prennent parti pour l’hybride et le fluide, qui croient à la tolérance cosmopolite et célèbrent les joies des différences ethniques et sexuelles doivent se dresser contre la rigidité corrosive de la haine, qu’elle vienne de Trump, des partisans du Brexit ou de l’Etat islamique.

Le président Obama va me manquer. Sa grâce me manquera. Sa voix me manquera. Sa façon d’incarner l’image de l’Amérique me manquera. Pour ceux d’entre nous qui vivent aux Etats-Unis, il n’y a qu’une seule chose à faire : voter pour la femme blanche. L’élire présidente, et célébrer la chute d’une autre barrière en dansant dans la rue.

Par Siri Hustvedt. Dernier ouvrage paru : Un monde flamboyant, septembre, 2014. Traduit de l’américain par Christine Le Bœuf.

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