Sahel: des coopérations militaires pour qui et pour quoi?

Le village de Bounti, au Mali, le 30 mars. (Minusma/AFP)
Le village de Bounti, au Mali, le 30 mars. (Minusma/AFP)

Au Sahel, les coopérations militaires engagées au nom de la lutte contre le terrorisme méritent qu’on s’y intéresse de plus près, à l’heure où le soutien de la France à un régime génocidaire au Rwanda fait de nouveau débat. Au Mali, l’armée a repris le pouvoir en août. Au Niger, en mars, des mutins ont essayé de renverser un président élu. Au Tchad, le chef de l’Etat et des armées s’est autoproclamé maréchal et devrait se faire réélire haut la main, consacrant l’emprise d’un homme lui-même arrivé au pouvoir par un coup de force il y a plus de trente ans, en décembre 1990. Plusieurs enquêtes en cours examinent par ailleurs l’implication des militaires de la région dans des exactions, des exécutions extrajudiciaires et des massacres de civils, notamment au Burkina, Faso, au Mali et au Niger. De nombreux scandales ont également révélé l’ampleur des détournements des fonds consacrés aux achats d’armements dans des pays comme Mali et le Niger.

La question se pose donc très crûment : la coopération militaire de la France et de l’Union européenne servirait-elle à financer, équiper et former des armées toujours promptes à commettre des coups d’Etat, tuer des civils et piller les caisses du pays ? De Paris à Strasbourg, le silence assourdissant des parlementaires à ce sujet en dit long sur l’ampleur du problème. La plupart du temps, les bailleurs de fonds de la coopération internationale se contentent de formuler et chiffrer les besoins de professionnalisation des armées du Sahel en termes d’effectifs, de financements, d’équipements et d’heures de formations. Quoi qu’il en soit des résultats obtenus sur le terrain, ils évaluent alors leurs efforts de façon purement quantitative et technique.

Se rendre complice des exactions commises

Au mieux, les responsables des coopérations militaires s’interrogent parfois sur les problèmes de coordination et d’interopérabilité des programmes financés par l’Union européenne, les Nations unies, les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, l’Espagne et tant d’autres. C’est un grand classique du genre. Dans son Voyage à Constantinople, publié en 1852, l’écrivain Cesare Vimercati constatait déjà les incohérences «des instructeurs de toutes nations» qui avaient essayé de professionnaliser l’armée ottomane avec «des méthodes différentes, de sorte que, réunies pour les manœuvres de lignes, il y avait des hésitations sans nombre, des maniements d’armes qui juraient les uns avec les autres et des commandements qui se choquaient comme des verres qu’on rapproche brusquement».

Au Sahel, en l’occurrence, les propositions de coopération se sont multipliées et certains en sont venus à parler «d’embouteillage sécuritaire». Pour autant, les bailleurs de fonds de l’aide ne se sont guère attaqués aux deux principaux maux qui ravagent les forces de l’ordre de la région, à savoir la corruption et l’impunité. Le sujet est tabou et l’Elysée évite soigneusement de l’évoquer publiquement afin de ne pas froisser ses alliés africains et de ne pas être accusé d’arrogance néocoloniale. Bien connu des spécialistes, le dilemme est pourtant des plus cruels.

Continuer à former et équiper des personnes qui violent les droits de l’homme revient à se rendre complice des exactions commises, en particulier quand on évite sciemment de les dénoncer. Une telle position souligne toutes les limites d’un système de délégations en cascade où, pour lutter contre le terrorisme, la communauté internationale appuie des armées africaines qui, elles-mêmes, sous-traitent une partie de leurs engagements militaires auprès de supplétifs miliciens. Le dilemme n’est d’ailleurs pas limité au Mali et à la France. Dans la Corne de l’Afrique, les Etats-Unis n’ont pas non plus évité les paradoxes des guerres par procuration lorsque, en 2007, ils ont réclamé une intervention des troupes de l’Union africaine en Somalie tout en critiquant l’échec des opérations que celles-ci menaient depuis 2004 dans la région du Darfour au Soudan.

Les limites du tout-répressif

La position inverse, qui consiste à se substituer à des armées défaillantes, n’est pas non plus sans risques. Elle oblige en effet à s’engager plus massivement sur le terrain et à endosser la responsabilité directe de guerres sales, quitte à provoquer des rejets de type nationaliste en dessaisissant les Etats sahéliens de leurs prérogatives régaliennes. Les modalités d’action au Mali aujourd’hui le montrent bien. Soit on ne fait rien, reproche qui est régulièrement formulé à l’encontre des casques bleus de la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali). Soit on agit et on risque alors de commettre des bavures, ainsi qu’en témoignent les accusations portées contre la France lors d’un bombardement de l’opération Barkhane sur le village de Bounti, le 3 janvier.

Dans tous les cas, les coopérations militaires ne règlent rien des problèmes de fond à l’origine de la crise du Sahel. Ceux-ci, on le sait, sont d’abord de nature politique. Ils touchent essentiellement à la refondation des Etats de la zone et au renouvellement de leur contrat social, des chantiers qui dépassent très largement le cadre des opérations militaires. De nombreux responsables français admettent eux-mêmes les limites du tout-répressif. Dans un rapport publié en 2015, des députés soulignaient ainsi la contradiction qui consistait à dépenser un milliard d’euros par an pour financer l’opération Barkhane tout en diminuant les budgets dédiés au développement, sans traiter les racines de la crise. Un an plus tard, des sénateurs allaient encore plus loin et reconnaissaient que «la justice et la lutte contre l’impunité» constituaient vraisemblablement «la première demande des populations, avant l’éducation ou la prospérité économique».

Dans un tel contexte, il est temps de remettre à plat les efforts de la communauté internationale. Les perspectives de paix au Sahel ne peuvent exclure aucune option, qu’il s’agisse de négocier avec les jihadistes, de dénoncer publiquement les exactions des armées nationales, de renforcer les conditionnalités de l’aide ou même d’envisager la possibilité d’un désengagement, au cas où des gouvernements corrompus et récalcitrants refuseraient d’améliorer leurs pratiques de gouvernance.

Par Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherches à l'Institut de recherche pour le développement

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