Sale printemps au Nicaragua

Les étudiants montrent des douilles de balle lors de la manifestation contre les réformes du gouvernement à l'Institut de sécurité sociale (INSS) à Managua le 21 avril 2018. Photo Inti Ocon / AFP
Les étudiants montrent des douilles de balle lors de la manifestation contre les réformes du gouvernement à l'Institut de sécurité sociale (INSS) à Managua le 21 avril 2018. Photo Inti Ocon / AFP

Il est généralement difficile d’anticiper quand et pourquoi la goutte d’eau fait déborder le vase. Le Nicaragua du printemps 2018 en est un cas emblématique. Avant ce 19 avril, qui a fait basculer le pays dans la crise politique majeure de ses trente dernières années, il semblait peu probable que les manifestations des retraités, vieilles de plusieurs mois, et des étudiants les soutenant, donnent lieu à une mobilisation des Nicaraguayens d’une telle ampleur, et moins encore suivie d’un tel niveau de violence dans la répression. Depuis une quinzaine de jours, le Nicaragua, Managua sa capitale tout spécialement, proteste et se voit transformé en champ de bataille.

Le 19 avril, des retraités manifestant contre la toute nouvelle réforme de la Sécurité sociale, qui prévoit une réduction de 5 % des allocations retraites - déjà bien trop faibles pour permettre une vie décente - et une augmentation des cotisations sociales, sont agressés par des membres des jeunesses sandinistes, militants fanatiques du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) au pouvoir.

En soutien aux anciens, des étudiants occupent les centres universitaires dans tout le pays. A l’université polytechnique de Managua, les manifestants sont attaqués par les forces spéciales de la police, des groupes paramilitaires, puis l’armée. Pour se défendre, les étudiants dressent des barricades autour de l’université. Mais la répression continue dans des proportions inédites, et affiche quelques jours plus tard un triste tableau : une soixantaine de morts, des centaines d’arrestations, des cas innombrables de torture, des disparitions. Une longue liste de violences policières de triste mémoire dictatoriale : l’ombre de Somoza, le dictateur que le sandinisme révolutionnaire avait pourtant fait capituler en 1979, plane désormais sur le président Daniel Ortega.

Ce dernier, sommé de trouver une issue, abroge cinq jours après la réforme de retraite et s’enlise dans une réponse politique absurde en accusant la CIA de diriger les étudiants en vue de le renverser, les partis d’opposition d’attiser le conflit, et en éludant, pendant dix jours, toute mention de la répression et de ses morts.

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase nicaraguayen est jeune, très jeune même, d’un bel âge pour un mouvement défendant le droit des retraités. Les manifestants ont entre 15 ans et 25 ans, 30 tout au plus, les morts aussi. La plupart n’appartiennent à aucune organisation politique. Etudiants, ils font partie d’un secteur privilégié de la population qui peut se financer des études universitaires, certains sont encore lycéens. Urbains, connectés, ils sont membres de cette jeunesse si souvent décriée, au Nicaragua comme ailleurs, pour son apathie politique. La solidarité envers le combat des retraités s’est muée en force de changement. L’abrogation de la réforme annoncée par Ortega n’a donc pas renvoyé les étudiants chez eux, bien au contraire.

Après ce 19 avril, les Nicaraguayens révoltés par l’ampleur de la répression se sont à leur tour réveillés en colère. Les voisins de l’université polytechnique, aujourd’hui encore assiégée, amènent des vivres et de l’eau aux étudiants bloqués derrière leurs barricades, des mères viennent soutenir leurs fils dans les cuisines ou infirmeries de fortune, les médecins se relayent au chevet des nombreux blessés. Tous semblent concernés. Les démissions et les dénonciations de la répression se multiplient dans les médias, les organisations des droits humains, mais aussi au sein des institutions et administrations de l’Etat. Là où tout semblait complètement verrouillé par la force hégémonique du parti au pouvoir s’ouvrent de grandes brèches qui délient les langues et encouragent à l’action protestataire.

Reste que le Nicaragua de ce début mai est encore un pays où le FSLN règne en maître. Au cours de ces onze dernières années, le gouvernement Ortega a peu à peu fermé tous les espaces politiques et a pris le contrôle de la majeure partie des institutions de l’Etat. Il doit en partie la consolidation de son pouvoir aux programmes sociaux financés par les pétrodollars de Hugo Chávez. Avec cette manne financière de près de 500 millions de dollars par an, le gouvernement a abondamment irrigué les quartiers populaires et les zones rurales de programmes sociaux distribués par les comités de pouvoir citoyens, véritables courroies de transmission et de contrôle social du FSLN à l’échelle locale. L’élection de 2011 est celle de la grande victoire sandiniste, Ortega raflant non seulement 62 % des votes, mais aussi la majorité absolue à l’Assemblée nationale grâce à laquelle il a été en mesure de modifier la Constitution pour permettre sa réélection indéfinie, mettre la main sur le processus électoral qui n’a désormais de démocratique que les procédures, et s’accaparer une grande partie des ressources économiques du pays, le Cosep, l’organisation patronale nicaraguayenne, devenant son principal soutien. Le projet aussi faramineux que rocambolesque de canal interocéanique qui prétend, sous concession d’une entreprise chinoise, couper le pays en deux n’est qu’un des signes les plus récents de cette mainmise sans limites des Ortega sur les ressources de l’Etat, et même de la Nature.

Dans un tel contexte, la dernière élection de novembre 2016 ne fait que confirmer sa capacité à exercer son monopole, coûte que coûte, et au prix s’il le faut d’une croissante répression des mouvements sociaux qui n’ont cessé de se développer : les organisations féministes luttant contre les violences faites aux femmes et l’impunité concernant les crimes sexuels - dont Ortega est un des premiers accusés dans l’affaire Zoilamérica - les organisations paysannes et indigènes largement mobilisées contre le projet de canal, et bien sûr les retraités. Car, si les semaines tragiques qui viennent de secouer le Nicaragua étaient difficilement envisageables quelques jours auparavant, il est clair que la colère gronde depuis plusieurs années au sein d’une population fatiguée des pratiques autoritaires du gouvernement et, en ce triste mai 2018, peu encline à confier à Ortega la maîtrise d’une commission de «vérité» de circonstance. Au cri de «Patrie libre et Vivre», les Nicaraguayens réclament justice et le départ d’Ortega.

Maya Collombon, maître de conférences en science politique, Sciences-Po Lyon.

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