Sanctions économiques : les civils victimes de punitions collectives

Tout le monde se souvient des conséquences catastrophiques pour les droits de l’homme des embargos commerciaux quasi-complets imposés à plusieurs pays sous l’autorité des Nations unies durant la décennie 1990, particulièrement en Irak, où la révélation de l’ampleur des souffrances infligées aux populations civiles par l’embargo a été le facteur déclencheur d’un abandon par l’ONU des sanctions et embargos de caractère général, au profit de sanctions dites «ciblées», aussi appelées smart sanctions, visant spécifiquement les acteurs, personnalités ou entités auxquels est imputé le comportement répréhensible (selon le cas : terrorisme, prolifération, atteintes aux droits de l’homme, etc.) qui justifie l’action. A rebours de cette évolution, on assiste malheureusement depuis plusieurs mois à un retour vers des sanctions économiques étendues, dont certaines ne sont clairement pas conçues comme «ciblées» ni ne se prétendent «intelligentes» mais se veulent au contraire «totales», comme c’est le cas des mesures ré-imposées par les Etats-Unis à l’encontre de l’Iran. On aura noté que le secrétaire d’Etat américain a parlé à cette occasion des «sanctions les plus fortes de l’histoire» («strongest sanctions in history»).

Dans mes derniers rapports présentés cette année au Conseil des droits de l’homme et à l’Assemblée générale des Nations unies, je développe l’idée qu’appliquer des sanctions économiques étendues sous la forme d’un embargo quasi-complet, en particulier quand cet embargo prétend s’appliquer de façon «extraterritoriale» - c’est-à-dire toucher des acteurs de pays tiers pour les contraindre à ne plus faire d’affaires avec le pays ciblé - produit des effets qui peuvent quasiment être comparés à ceux d’un blocus d’un pays étranger, et donc relèvent de ce que l’on appelle la «guerre économique». Les conséquences négatives potentiellement très étendues de ces mesures sur les droits humains des populations civiles des pays ciblés sont aisées à concevoir, et, je le répète, ont été avérées dans un passé récent.

Mes recherches concluent que les embargos de cette nature violent plusieurs des règles les plus élémentaires du droit international humanitaire et des droits de l’homme. Il faut rappeler en particulier qu’un blocus en temps de guerre peut conduire à une «punition collective» des populations affectées, ce qui est contraire aux normes universellement acceptées du droit des conflits armés, telles que reflétées dans la 4e Convention de Genève de 1949 sur la protection des civils en temps de guerre.

Lorsqu’on se trouve dans le cas de mesures visant à imposer un blocus de facto, par l’«isolement économique» du pays ciblé, à travers des restrictions sur ses exportations et ses importations, et la mise en place d’obstacles qui rendent pratiquement impossibles la circulation des biens et des capitaux entre la cible et le reste du monde (notamment en contraignant le système SWIFT de déconnecter les banques du pays ciblé de ses services techniques de messagerie financière, rendant en pratique quasi-impossibles les transactions financières avec le pays ciblé), il faut bien reconnaître qu’il s’agit d’une forme de «punition collective» - et il n’importe pas fondamentalement de savoir si cette mesure est utilisée en temps de paix ou dans le cadre d’un conflit armé.

Dès lors, je dis qu’en clair, les exigences de base du droit des conflits armés (le droit international humanitaire), c’est-à-dire les règles de nécessité, de proportionnalité et de discrimination (entre combattants et non-combattants, et entre objectifs civils et militaires) devraient s’appliquer à des sanctions économiques même en temps de paix, quoi qu’il en soit des discussions et des incertitudes - qui relèvent de la technique juridique - sur l’application du droit international humanitaire en dehors des situations de conflits armés.

A défaut, on aboutit à un résultat absurde, et donc inacceptable : les civils sont privés en temps de paix, de la protection (légale) dont ils bénéficieraient en temps de conflit armé contre des mesures fondamentalement identiques.

Ceci dit, je lance un appel à un examen immédiat par la communauté internationale de toutes les situations de blocus de facto, actuellement appliqués ou annoncés à court terme, à l’aune des critères du droit international humanitaire. Les mesures qui ne respecteraient pas les impératifs de nécessité, de proportionnalité et de discrimination, devraient être abrogées, ou interrompues, sans délai.

Je fonde beaucoup d’espoirs sur l’issue des procédures contentieuses actuellement en cours devant la Cour internationale de justice de La Haye, dans les deux affaires des mesures prises contre le Qatar et l’Iran par différents pays. Je pense que la Cour, qui est le principal organe judiciaire des Nations unies, y aura une occasion unique de clarifier le statut des sanctions économiques au regard du droit international et des droits de l’homme.

A l’inverse, ma principale inquiétude tient à la véritable «escalade» à laquelle nous assistons actuellement dans le recours aux sanctions économiques et aux embargos, particulièrement du fait d’un pays qui a eu dans le passé un rôle moteur dans la construction de l’ordre international post-1945 et l’émergence des institutions des Nations unies. Le recours systématique aux sanctions unilatérales contribue à éroder le système de sécurité collective de la Charte des Nations unies, qui confie la responsabilité primaire des mesures visant à protéger la paix et la sécurité internationale au Conseil de sécurité.

Idriss Jazairy, diplomate. Rapporteur spécial des Nations unies sur l’impact négatif des mesures coercitives unilatérales sur l’exercice des droits de l’homme.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *