Santé et numérique : « Sans les GAFA, point d’innovation, cet axiome doit être discuté »

Projet Nightingale. Derrière ce nom de code qui fleure bon les romans d’espionnage de la deuxième moitié du XXe siècle, se cache la collaboration menée – en catimini – par Ascension, le deuxième réseau de santé américain, et Google, pour récupérer et analyser les données de millions de patients à travers plusieurs Etats américains.

Si certains aspects de ce projet restent opaques, il en dit long sur la volonté du secteur d’avancer coûte que coûte vers l’innovation numérique. De Merck à Sanofi en passant par Novartis, les plus grands laboratoires multiplient les projets technologiques pour accélérer la fabrication de médicaments, réduire les coûts de recherche-développement de nouvelles molécules ou pour améliorer le suivi des patients.

Un potentiel financier rare

Si les objectifs divergent d’un acteur à un autre, un modèle, en revanche, semble s’imposer : le recours aux GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon]. Durant les douze derniers mois, pas moins de quatre laboratoires (Sanofi, Novartis, Pfizer et Otsuka) ont officialisé coup sur coup leur collaboration avec Google, via Verily, sa filiale dans la santé. Ces partenariats en série créent et propagent un nouvel axiome : sans les GAFA, point d’innovation. Une proposition qui, au-delà des effets d’annonce – doit impérativement être discutée.

Depuis 2007, date de la création du premier iPhone, les GAFA et leurs émules déploient, secteur après secteur, le même mode opératoire avec un systématisme quasi militaire : capter et exploiter les données, « plate-formiser » de nouveaux services. Après le transport ou l’hôtellerie, ils semblent avoir inscrit la santé au cœur de leur agenda. Et pour cause, celle-ci présente un potentiel financier rare.

Au début du printemps, les analystes de la banque Morgan Stanley ont publié un rapport d’une cinquantaine de pages évaluant à environ 90 milliards de dollars (81,70 milliards d’euros), le revenu probable d’Apple dans la santé d’ici 2027. Les plus optimistes évoquant même la somme de 313 milliards de dollars ! Appelé à commenter son intérêt pour la santé, Tim Cook expliqua que « dans le futur, quand on se demandera quelle a été la contribution d’Apple la plus importante pour l’humanité, la réponse sera la santé ».

Si cette déclaration est censée conférer à l’entreprise un supplément d’âme, elle s’appuie surtout sur un double postulat très présomptueux.

Premièrement, Apple va contribuer à améliorer la santé.

Deuxièmement, cette contribution va changer l’humanité. Evidemment, rien ne permet d’exclure qu’à terme les GAFA influencent en profondeur tout ou partie des étapes de la chaîne de conception, de développement, de fabrication et de dispensation des médicaments. Mais rien ne permet non plus d’en être certain.

Espoirs les plus fous

Certes, Apple a accéléré la circulation des données médicales en ligne grâce à ses nombreux objets connectés portables ; Amazon a lancé Amazon Care, un service de télémédecine réservé à ses salariés ; et alors que Calico, sa firme de biotechnologie, ne donne plus signe de vie, Google vient de lancer Google Cloud Healthcare permettant aux acteurs de la santé d’agréger différents types de données médicales…

Mais toutes ces initiatives qui oscillent entre la parapharmacie, l’assistance technique et le flou oublient un fait essentiel : la santé n’est pas un secteur comme les autres ; il est au cœur d’un système mêlant l’éthique, le droit, l’économie et les questions sociétales. Sa transformation doit donc être menée en concertation avec les citoyens, les opinions publiques et l’Etat.

Pourtant, bien qu’elles fassent fi de ces fondamentaux, les initiatives menées par les GAFA donnent – étonnamment – lieu aux espoirs les plus fous. Dans son numéro du 20 septembre 2013, la une du Time faisait mine de s’interroger : « Google peut-il mettre un terme à la mort ? ». Et de répondre : « Le géant de la tech lance une entreprise pour allonger l’espérance de vie. Ça semblerait fou si ça n’était pas Google ». En quelques mots à peine, ce numéro de l’hebdomadaire américain en dit long sur la façon dont les GAFA sont parvenus à modifier notre perception.

Pas chefs d’Etat, plus seulement entrepreneurs, les GAFA se sont mués en personnages mythologiques. Tantôt Prométhée, tantôt panacée, ils prétendent guider l’humanité et la guérir. Dans leur récit, la maîtrise des données et l’intelligence artificielle ont remplacé la domestication du feu et le recours aux plantes médicinales. Une transformation symbolique, dont ces géants de la tech ont fait une réalité à la faveur d’un savoir-faire unique raconté à coups d’hyperboles. Ils ne transforment plus les métiers, les organisations et les marchés, non, ils transforment le monde.

Exploitation mercantile

Steve Jobs l’a dit le premier et cela a été répété à l’envi. Il est vrai que notre quotidien a profondément changé par ces sociétés. Désormais – comme l’explique le sociologue Gérard Mermet, dans Francoscopie 2030 (Larousse, 2018) – on « participe, personnalise, collabore, partage, mutualise, expérimente, communie, sauvegarde et optimise » ; mais on reste loin de l’omnipotence fantasmée par les GAFA.

Conscient du risque de désillusion, certains, au sein des directions générales des grands laboratoires pharmaceutiques, tirent la sonnette d’alarme. En 2018, Kenneth Frazier, PDG de Merck & Co le reconnaissait dans une interview donnée à la presse française : « Il faut faire attention à ne pas surestimer la valeur des acteurs du numérique (…) Aucune amélioration d’un procédé, grâce au numérique, ne résoudra jamais un problème d’ordre biologique. Il faut rester humble dans ce domaine ».

L’innovation est un impératif pour tous les laboratoires. A ce titre, le recours aux GAFA se comprend. Toutefois, veillons à ce que cette promesse prométhéenne ne se mue pas en une exploitation mercantile des données de santé dont les Etats, qui n’en sont pas propriétaires, doivent être les garants.

Alexandre Templier (Président et cofondateur de Quinten, cabinet de conseils en IA aux entreprises)

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