Schengen, l'autre victime du coronavirus

L’actualité présente un paradoxe saisissant : tandis que la pandémie de coronavirus fait rage et se joue des frontières comme d’un piège grossier, les frontières, elles, ressurgissent partout et à toutes les échelles. Sur le plan international, les Etats-Unis ferment arbitrairement leurs frontières aux ressortissants de l’UE. A l’échelon européen, les Vingt-Sept ferment leurs frontières extérieures et donnent un second souffle au mythe de l'"Europe forteresse" (Fortress Europe). A l’échelon national, l’Italie, la Slovaquie, la République Tchèque, la Hongrie, la Pologne, le Danemark, l’Autriche et bientôt tous les autres pays de l’UE érigent des barrières et diligentent des contrôles drastiques à leurs frontières nationales, parfois sans même en informer la Commission européenne, comme la règle communautaire le leur impose. Ce faisant, ils font voler en éclat l’espace Schengen de libre circulation, cette magnifique utopie devenue réalité à la fin du siècle dernier, à une époque pourtant pas si lointaine où l’on croyait encore aux vertus du libre-échange, de la concurrence libre et non faussée, de l’ouverture, de la coopération, de la confiance mutuelle.

Que sont ces vertus devenues ? Les deux premières, le libre-échange et la concurrence, ont pris le pas sur toutes les autres, dopées par un capitalisme financier par définition sans frontière, grisée par la perspective de la conquête de nouveaux marchés – hier, le Brésil, aujourd’hui, la Chine et l’Inde, demain, l’Afrique. Le géographe Michel Foucher avait déjà, en 2015, relevé l’apparent paradoxe selon lequel «jamais les frontières ne se sont aussi bien portées dans un monde pourtant globalisé».

L’absence d’anticipation et de coordination

Avec l’irruption du coronavirus, le paradoxe est plus criant que jamais. Jamais une frontière nationale, jamais un mur n’ont arrêté une pandémie. Il y a quelque chose de vain et de dérisoire à voir les Etats se démener pour se cadenasser derrière des barrières dont tout le monde sait qu’elles n’arrêteront pas la progression de «l’ennemi invisible» comme l’a nommé Emmanuel Macron. Il eût été plus utile d’agir en amont et en concertation. En amont, en n’autorisant ni la tenue d’un match de football de Champions League faisant converger des milliers de supporteurs transalpins potentiellement infectés vers Lyon, ni l’organisation à tous crins du premier tour des élections municipales alors que l’heure était à l’annulation de tout rassemblement et au confinement. En concertation, en s’efforçant de coordonner les politiques des Etats membres de l’UE, tant il semblait évident que la réponse à l’attaque du virus ne pouvait avoir de sens qu’à l’échelle du continent. Les populations européennes risquent de payer un lourd tribut à cette absence d’anticipation et de coordination.

Le coronavirus a aussi une portée symbolique. Si l’on suit la thèse de Michel Foucher, on est tenté d’établir un parallèle entre la flambée épidémique et d’autres types de virus, informatiques, financiers, informationnels (cf. les fake news). Dans un monde globalisé où tout, absolument tout, marchandises, capitaux, informations (vraies et fausses), drogues, armes, médicaments, circule quasiment sans contraintes, dans un monde néolibéral qui s’ingénie depuis trente ans à aplanir les barrières douanières, à contourner les réglementations nationales et à installer des paradis fiscaux au sein même de l’UE (Luxembourg, Pays-Bas, Irlande), il n’est pas étonnant de constater, de temps en temps, des poussées de fièvre. En 2007-2008, la fièvre des subprimes se transforma très rapidement en virus financier et économique qui, lui aussi, toucha l’ensemble de la planète. Certains pays pourtant bien éloignés du «patient 0» américain, comme la Grèce, l’Italie ou l’Espagne, ne se sont toujours pas remis de cette immense secousse financière.

Chantier de reconstruction

Qu’en sera-t-il en 2021, lorsque le coronavirus, accusé de tous les maux, sera passé, laissant derrière lui un cortège de morts et de faillites ? Est-ce que, comme après la crise de 2007-2008, tout reprendra comme avant ? Business as usual mais dans un monde hérissé de frontières ? Les Etats, tous touchés au cœur, auront-ils enfin le courage de se rassembler et de faire ce qu’ils n’ont pas fait après 2008, à savoir réguler un système financier devenu fou, interdire les opérations dites d’optimisation financière et réintroduire des contrôles stricts non pas tant aux frontières que dans la comptabilité des entreprises et des banques ? L’Union européenne aura plus qu’une carte à jouer dans le vaste chantier de reconstruction qui s’annonce : elle jouera sinon son avenir, du moins celui de son sacro-saint espace de libre circulation, l’espace Schengen, déjà mis à mal par la crise des migrants en 2015 et le Brexit en 2017-2019. La pandémie de coronavirus en 2020, faisant ressurgir les frontières nationales, lui donnera-t-elle le coup de grâce, selon le proverbe «chacun chez soi et les moutons (européens) seront bien gardés» – mais par qui ?

Boris Grésillon, professeur de géographie à Aix-Marseille-Université (AMU) et au Centre Marc Bloch (Berlin)

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