Science et politique, une nouvelle relation

D’un côté, des stocks vertigineux de vaccins non utilisés. Pour 13 pays d’Europe occidentale, dont la Suisse, Le Monde a dressé l’estimation de 368 millions de doses commandées. Que les gouvernements s’efforcent à présent d’annuler, tout en vendant les produits déjà livrés.

De l’autre côté, trois petites pages. Le résultat du Sommet de Copenhague, le 19 décembre dernier. Une déclaration suscitant des lectures multiples, de la dénonciation d’un fiasco mondial à des interprétations plus nuancées (lire ci-dessus).

Ces deux actualités récentes illustrent les relations nouvelles et ambivalentes qu’entretiennent scientifiques et politiques. L’activisme nouveau des milieux de la recherche, qui prennent le risque de s’exposer sur la place publique; et l’usage, changeant, que les gouvernants font des résultats de l’expertise scientifique.

Jusqu’ici, en résumant à grands traits, prévalait une situation de parfait dialogue de sourds. On ne compte plus les ouvrages traitant des blocages qui figent science et politique. Les colloques s’accumulent pour débattre du fossé séparant ces deux sphères publiques. Différences fondamentales, de lecture du monde, de mode de pensée, de méthodologie. Hiatus, déjà, au niveau du rapport au temps; la temporalité électorale, frénétique, des élus heurtant de plein fouet la lente maturation du laboratoire.

Entre les deux, des citoyens pris en tenaille, écoutant d’une oreille l’argument d’autorité de la science, de l’autre les vociférations politiques. Bien sûr, il se trouve quelques voix précieuses pour replacer le discours scientifique, d’apparence catégorique, dans son contexte. En 1997, dans son passionnant essai Sciences et Pouvoirs (Ed. La Découverte), la philosophe bruxelloise Isabelle Stengers soulignait ainsi la nécessité de dépasser l’opposition sommaire entre une science soi-disant objective et une démocratie nécessairement délibérative, donc floue. A propos du politique, elle écrivait néanmoins: «Le pouvoir peut prendre des formes diverses; sa marque ici, ce à quoi on le reconnaît, c’est le fait de se permettre de choisir ce qu’il entend et ce à quoi il reste sourd. Selon ses intérêts, il peut exiger d’un savoir des démonstrations tout à fait impossibles, ou au contraire, «oublier» tout ce qui affaiblirait la portée d’une démonstration.»

Bien que la philosophe porte toujours de vives critiques contre l’inertie des politiques face aux menaces actuelles, la décennie qui vient de s’écouler a montré que les décideurs ne sont plus complètement sourds. Dans le cas du bouleversement climatique, phénomène au long cours, comme d’une alerte virale ponctuelle telle que la grippe A(H1N1), les gouvernants cravatés écoutent – au moins, entendent – les avis des chercheurs en blouse blanche.

Bien sûr, les situations diffèrent. S’agissant des émissions de gaz à effet de serre, l’arbitrage politique se révèle d’une redoutable complexité, entre les aspirations au développement et les innombrables intérêts économiques en jeu.

A propos de la grippe A(H1N1), la décision gouvernementale d’acheter des vaccins par millions ne représentait pas, en soi, un risque politique majeur. Cette acquisition ne froissait aucun lobby, et permettait de se prémunir, face à l’opinion, dans le cas d’une pandémie d’envergure. D’un point de vue politique, le réflexe­ paraissait légitime: qu’auraient dit les foules et les médias si leurs exécutifs n’avaient rien fait, et que les morgues étaient devenues les funestes carrefours de l’automne 2009?

A leur manière, les décideurs ont obtempéré aux propos des chercheurs. L’OMS a certes joué un rôle central, celui de caisse d’amplification, mais c’est bien au nom de la surveillance rationnelle du territoire planétaire, et de l’autorité de la virologie, que ses dirigeants s’exprimaient.

De même, passé les polémiques sur le «climategate» et les prises de position divergentes, c’est une communauté scientifique se présentant comme quasi unanime qui exhorte les sociétés, donc les Etats, à une action urgente contre les émissions de CO2.

Peu à peu, les chercheurs ont pris une nouvelle stature. Ils mettent le pied dans le marais de l’opinion. Ils se frottent au cambouis du débat démocratique. Ils y sont poussés, les Suisses le savent bien: lorsque la population est appelée à voter sur la recherche en génétique, l’usage des cellules souches ou les OGM, le biologiste ne peut pas se retrancher derrière la porte de son laboratoire. Et partout dans le monde, à l’heure où les Etats accroissent leurs dépenses pour la recherche, mais où, aussi, la concurrence devient féroce, les scientifiques intériorisent vite la nouvelle contrainte. Parler. Aux médias, aux familles curieuses qui se massent durant les portes ouvertes des universités. Et aux puissants, gouvernants, patrons, meneurs d’opinion.
Ce faisant, ils prennent un risque qu’ils n’ont sans doute pas pleinement mesuré. Les réactions parfois violentes entendues à propos de la grippe A(H1N1) laisseront des traces durables. Que se passera-t-il à la prochaine alerte de santé publique ou de sécurité alimentaire? Quelle sera l’ampleur du relativisme qui prévaudra lors de la pause-café? Et de la peur, qui tétanisera chaque ministre?

La donne qui s’installe peu à peu ouvre des perspectives stimulantes. Un ajustement progressif entre la rationalité blanche et les couleurs politiques. Peut-être les uns devront faire part de leurs nuances ou de leurs débats internes, sans que leurs discours volent en éclats pour autant. Et les autres, admettre l’hésitation, mieux expliquer la prise de risques si nécessaire.

Mais le fait que les savants portent désormais leurs expertises, tandis que l’état de la planète apparaît dans n’importe quel programme politique – même si certains fulminent –, montre que science et politique entrent dans une nouvelle relation. Encore à définir.

Nicolas Dufour