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La réconciliation n’est pas un fait mais un processus (5/6)

La réconciliation n’est pas un fait mais un processus (5/6)

Né en 1951 au Liban, Ghassan Salamé est le sixième envoyé spécial des Nations unies depuis le début de la crise libyenne, en 2011, et le deuxième Libanais, après Tarek Metry. Professeur agrégé, docteur en science politique et en lettres, ancien directeur de recherche au CNRS et ancien directeur d’études à l’Institut d’études politiques de Paris, Ghassan Salamé a été plusieurs fois ministre au Liban, notamment de la culture.

Chargé de réconcilier les différentes parties en Libye, Ghassan Salamé a une longue expérience de médiation en faveur de la paix. En tant que diplomate, il a été le conseiller spécial de Kofi Annan et de Ban Ki-moon, anciens secrétaires généraux des Nations unies, puis envoyé spécial de l’ONU à Bagdad, mais aussi président de la conférence ministérielle de la francophonie. Spécialiste des questions stratégiques contemporaines, il a une parfaite connaissance de la complexité du monde arabe et est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Quand l’Amérique refait le monde (Fayard, 2005) et Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique (Fayard, 1994).

Ayant vécu à Paris, où il a été directeur de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po Paris de 2010 à 2015, Ghassan Salamé a installé le siège de sa mission libyenne en Tunisie. Le processus de paix est au ralenti depuis l’offensive sur Tripoli lancée en avril 2019 par l’Armée nationale libyenne commandée par le maréchal Haftar, quelques jours avant la conférence de réconciliation, qui a dû être annulée.

Quelle est la tâche la plus difficile pour réconcilier des camps opposés ?

Dans le cas libyen, la tâche la plus grave est l’extrême perméabilité du pays aux interférences extérieures. Il y a une bonne dizaine d’Etats qui soutiennent l’une des factions armées. Il n’y a pas deux camps opposés, comme on le pense souvent de l’extérieur. Ces interférences ont lieu de différentes manières : par le soutien politique et diplomatique de l’une ou l’autre faction, par l’emploi d’armes, la vente ou la donation d’armes, ou encore par des interventions extérieures directes de tel ou tel pays.

Lorsque je me plains de cette situation au Conseil de sécurité, je n’y retrouve pas le minimum d’unité nécessaire pour sanctionner ces comportements, qui contredisent à la fois la souveraineté du pays et les résolutions de l’ONU le concernant. C’est pourquoi le plus urgent est de rétablir un minimum d’unité au niveau international et de faire en sorte que je puisse contenir, voire arrêter, ces interférences extérieures, qui rendent la solution politique interne difficile et encouragent les parties belligérantes à l’intérieur de la Libye à poursuivre le combat au lieu de l’arrêter.

Dans une négociation, est-il préférable de procéder par des accords par étapes ou de sceller un accord global de paix ?

Dans l’ensemble, il y a des étapes incontournables. C’est pourquoi il y a toujours un certain gradualisme qu’il faut garder à l’esprit. D’abord, il est très difficile d’arriver à un accord alors que le canon tonne. C’est pour cela qu’un cessez-le-feu relativement long est important. Les gens sont très polarisés et divisés, et considèrent que toute concession est une sorte de compromission. La deuxième étape est l’identification des acteurs. En Libye, c’est une affaire difficile car en 2011, à la chute du régime de Kadhafi, le pays n’a pas été divisé en deux ou trois parties, mais il a implosé en dizaines d’entités locales autonomes. Il faut identifier ceux qui doivent faire partie de la solution et les amener à accepter de participer au processus politique – plus encore les personnes susceptibles de saboter un tel processus le jour où il va de l’avant.

La troisième étape consiste à convaincre les différentes parties d’adopter des demandes réalistes. Souvent, les gens viennent avec des positions maximales, qui rendent toute négociation impossible. Ensuite, quand on obtient l’accord, il faut que chacun considère qu’il a obtenu quelque chose d’important pour lui. C’est pour cela que les accords doivent être compréhensifs, larges, intégrant des éléments de sécurité, des éléments politiques (élections, Constitution), mais aussi économiques et financiers. Par ailleurs, il faut trouver des mécanismes d’exécution de cet accord et il faut aussi pouvoir les surveiller ; pour cela, nous avons souvent besoin de garanties pour la bonne exécution des engagements pris.

Comment négocier lors de conflits sans fin et avec des acteurs non étatiques qui refusent une solution diplomatique ?

Sur le terrain, vous êtes amené à négocier avec des acteurs non étatiques, car s’il n’y avait qu’un seul acteur étatique qui a les moyens d’étendre son autorité, il n’y aurait pas de conflit. Il pourrait y avoir des conflits avec les pays voisins, mais pas de conflit intérieur. Dans une guerre civile, il n’est pas sûr que les entités non gouvernementales soient nécessairement opposées à une solution politique. Il y a un moment, du fait de la minorisation, du fait que certaines parties ont perdu des territoires ou de l’influence, qu’elles ne bénéficient plus du même soutien extérieur qu’auparavant, où elles arrivent à dire qu’elles sont disposées à rendre les armes, mais seulement en échange de ceci ou cela.

Dans n’importe quelle guerre civile, un médiateur ne peut pas ignorer les groupes non gouvernementaux. Son travail se déroule principalement avec eux. Lors de la confrontation, en septembre 2018, à Tripoli, j’ai dû faire face à 17 groupes armés – 10 d’entre eux attaquaient la capitale, le reste la défendait. J’ai dû traiter avec tous les groupes. Et puis, après les avoir préparés à une solution, je les ai tous conviés à Zaouïa, où nous avons négocié un accord de cessez-le-feu. Nous sommes parvenus à les mettre d’accord sur un principe de cessez-le-feu, d’échanges de prisonniers et des corps de personnes tuées, ainsi que d’un retour à leurs positions antérieures.

Mais parfois, cela ne marche qu’avec des sanctions, et c’est pourquoi le Conseil de sécurité m’a soutenu dans cette confrontation et m’a autorisé à menacer de sanctions quiconque ne signerait pas l’accord de cessez-le-feu. Effectivement, un groupe a refusé de signer et son chef a été sanctionné par le Conseil de sécurité : interdiction de voyager, gel de ses avoirs extérieurs, etc.

Quand vous entamez des discussions avec l’une des parties en conflit, comment surmontez-vous le dilemme suivant : s’appuyer sur les modérés, c’est les mettre en danger, mais convaincre les radicaux est impossible ?

Il est essentiel d’identifier la ou les personnes qui comptent dans un groupe particulier sans se soucier du fait qu’elles soient modérées ou pas. Il faut identifier dans chaque groupe qui peut prendre la décision de la guerre et de la paix. Et ne pas le narguer en traitant avec d’autres au sein de son groupe. Si vous allez voir des personnes subordonnées, il faut les encourager à parler à leur chef – pas à vous ! –, à le convaincre d’être plus disposé au compromis. En agissant ainsi, le médiateur montre au chef qu’il est impartial. Il est important d’établir un climat de confiance avec lui : vous n’êtes pas là pour l’affaiblir, mais pour lui faire comprendre qu’il ne peut pas réaliser l’intégralité de son plan et qu’il est temps qu’il soit réaliste et accepte un compromis avec les groupes adverses. Au sein du groupe, monter les uns contre les autres aboutit à ce que celui qui a la décision finale devienne suspicieux à votre égard.

Réconcilier des peuples veut-il dire leur imposer de vivre ensemble ?

Il ne faut pas les forcer. D’ordinaire, les régimes autoritaires sont des régimes centralisés. Ils ne partagent pas le pouvoir avec leurs proches conseillers, et encore moins avec les entités locales. C’est pour cela que, très souvent, les accords de paix doivent contenir des aspects de décentralisation et d’autres fédéraux. Ces aspects-là permettent de diffuser le pouvoir plutôt que de le concentrer entre les mains d’un seul homme, surtout dans les pays d’une grande superficie et où les identités locales sont fortes.

En revanche, il ne faut pas courir vers la partition, même si des opinions la demandent. Il n’y a jamais eu de partition, en dehors du cas de la Tchécoslovaquie, qui s’est faite à froid. Très souvent, les conflits intérieurs qui aboutissent à des partitions mènent à des guerres sur les frontières entre les membres d’une seule nation. Quand on voit les cas de Chypre, du Cachemire, de la Palestine, on découvre que la partition est une solution qui peut paraître facile – car on fait plaisir à untel ou untel – mais que cela ne résout pas le problème. La partition est une fausse bonne solution. Quand il y a des conflits, il faut imaginer des solutions d’autonomie locale et de renforcement des structures régionales. On doit penser à tout cela, et j’y pense en Libye.

Une réconciliation est-elle moins difficile dans le cas d’une guerre civile ou dans celui d’une guerre interétatique ?

C’est une affaire compliquée car cela touche à la culture du pays et à la volonté de vivre ensemble. Les populations doivent cesser de penser à ce qu’elles ont été hier et doivent penser à ce qu’elles peuvent faire ensemble demain. En théorie, la réconciliation est moins difficile au sein d’une même communauté nationale. Mais en réalité, la réconciliation entre Etats s’avère souvent plus facile car il existe des structures étatiques qui en sont les garantes et qui arrivent à mobiliser la population en faveur de la paix avec le pays voisin. L’exemple typique est celui de l’Allemagne et de la France.

A l’intérieur d’un même pays, très souvent, cela se révèle beaucoup plus difficile car il n’y a pas de structure qui gère la réconciliation. Cette dernière n’est pas un fait, mais un processus. Une réconciliation, c’est comme une plante que vous avez dans votre jardin. Il faut l’arroser tous les jours, s’en occuper tous les jours, enlever les petites bêtes qui viennent l’attaquer tous les jours. Nombreux sont ceux qui pensent que la guerre est une action et la paix, un état. C’est faux ! Guerre et paix sont deux actions et deux entreprises, en ce sens qu’une paix qui n’est pas entretenue par des actes de coopération, de réconciliation, de partage et de pardon est une paix qui restera toujours fragile.

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