Sémantique subtile en Israël

Par Michael Illouz et Jean-Marc Pillas, journalistes en poste à Jérusalem (LIBERATION, 13/06/06):

Le nouveau gouvernement Olmert a effectué un subtil glissement sémantique, passé presque inaperçu, dans la politique de retrait unilatéral des territoires occupés palestiniens entamée par Ariel Sharon.

Quand le démantèlement des colonies juives et des bases de l'armée israélienne dans la bande de Gaza n'était encore qu'un projet, le gouvernement Sharon le désignait par le mot hébreu Hipardout, littéralement en français «séparation», l'adjectif «unilatéral» n'étant que sous-entendu. A l'approche de l'évacuation en août 2005, le mot hébreu Hitnatkout, en français «coupure», lui fut préféré. La subtile nuance entre ces deux mots réside dans le caractère définitif, irréversible et unilatéral de la «coupure». La simple «séparation» n'interdisant en rien le maintien de contacts ou relations entre les deux parties séparées, la «coupure» impose l'idée d'une rupture totale des liens quels qu'ils soient.

Si la presse israélienne a largement repris à son compte ces deux expressions successives, la presse étrangère leur a préféré celle de «retrait unilatéral», plus conforme au vocabulaire international onusien utilisé dans ses recommandations ou résolutions. Il va sans dire que la sémantique israélienne ne pouvait se satisfaire d'un terme associé à l'idée de retraite, voire de défaite.

Aujourd'hui, concernant cette fois son plan de retrait partiel de la Cisjordanie, le nouveau Premier ministre israélien, Ehud Olmert, parle d'un plan d'Hitkansout, en français, «regroupement». En choisissant d'utiliser le terme «regroupement», le gouvernement Olmert ne s'adresse plus aux Palestiniens dont Israël se «séparerait» ou se «couperait», mais aux Israéliens qui doivent «se regrouper».

Plusieurs éléments concourent à ce glissement de sens. En tout premier lieu, la Cisjordanie n'est pas la bande de Gaza. Huit mille colons israéliens résidaient dans ce territoire palestinien ; deux cent douze mille colons sont installés en Cisjordanie dont plus de trente-cinq mille pour la seule colonie de Maalé Adoumim. Le projet de «regroupement» concerne la plupart des moyennes et petites colonies, les grands blocs comme Ariel, Gouch Etzion ou Maalé Adoumim restant en l'état. Les justifications bibliques des colons de Cisjordanie sont une des légitimités communément reconnues par Israël, en tout cas jusqu'à aujourd'hui. Or, peu ou prou, l'essentiel des colonies de Cisjordanie promises à l'évacuation sont habitées par des religieux, inspirés par cette «légitimité biblique». Excepté le noyau dur d'Etzion, les résidents des grands blocs de colonies sont des colons «économiques».

Un an après le retrait israélien de Gaza, la société israélienne n'en finit pas de panser ses plaies : ces blessures relèvent de l'identitaire. En 1967, les territoires occupés prolongent la nouvelle souveraineté israélienne vers des régions au statut compliqué et l'identité nationale vers un passé messianique. Car c'est dans ces villes bibliques (Jérusalem, Hébron, Bethléem, Naplouse) que les prophètes ont annoncé le retour d'Israël sur sa terre. Dans l'Etat hébreu il faut choisir : être juif ou israélien.

Le juif se déterminerait donc tout d'abord à l'échelle collective et loin de cet enracinement biblique porteur d'une identité fossile. «Séparons-nous de ces territoires», affirment massivement les Israéliens. Mais le mot n'est pas assez fort, un couple séparé ne continue-t-il pas à partager des souvenirs communs ? Non, il faut se couper de ces territoires comme l'on tranche un membre gangrené, sans espoir de greffe future.

Sur le terrain, comme l'avait prédit l'ancien chef d'état-major israélien, le Hamas prend le pouvoir et les missiles continuent de tomber sur le territoire israélien. Les renseignements militaires prévoient un «tsunami du jihad islamique mondial». Au sein même de la société israélienne, des pans entiers du sionisme religieux remettent en question leurs relations avec l'Etat. Après le retrait de Gaza, Israël ressent toujours les démangeaisons de ce membre fantôme.

Le prochain retrait de Cisjordanie ne peut donc plus être abordé dans une perspective de «séparation» : chassez les territoires, ils s'incrustent au galop. Pour la Judée et la Samarie les Israéliens se «regrouperont» car l'Israélien est fruit du juif. Le moment est venu de se retrouver, juifs des collines et Israéliens de la plaine côtière, juifs de l'éternité et Israéliens du présent. Comme si le biblique justifiait malgré tout le politique. Mais ce couple-là n'est-il pas désormais incestueux ? Qu'il s'agisse de «séparation» des territoires ou de «regroupement» ethnique, l'irréversible semble avoir été accompli. Ce glissement sémantique de «séparation» à «regroupement» en passant par «coupure» est d'autant plus subtil qu'il n'évoque en rien une autre «séparation», celle des Palestiniens de la Cisjordanie coupée en trois parties du fait de l'annexion de facto des grands blocs de colonies et du maintien d'une partie de l'armée israélienne.

Tous les glissements sémantiques israéliens sont loin d'être aussi subtils si l'on en juge par cette nouvelle dénomination de «communauté juive» employée par les porte-parole militaires israéliens pour désigner ce que les journalistes anglo-saxons appellent settlement («implantation») et les journalistes latins «colonies».