Serbie : faux-semblants de l'UE

Par Sylvie Matton, écrivain (LIBERATION, 26/07/06):

Le 11 juillet, les massacres de Srebrenica ont été commémorés pour la onzième fois au mémorial de Potocari, à six kilomètres de la ville : juste en face de l'ancienne usine désaffectée dans laquelle le bataillon onusien avait établi sa base. Là où la population s'était réfugiée, croyant à tort que ceux dont la mission était de la protéger la sauveraient du bain de sang prévisible. Cette année encore, 505 nouvelles dépouilles identifiées ont été mises en terre, ce qui porte le nombre des tombes du Mémorial à 2 526 ­ sur un total de 8 372 disparus (hommes, femmes et enfants) ­ répertoriés à ce jour, dont les noms et les dates de naissance sont désormais gravés sur une immense stèle circulaire.

Ainsi, chaque 11 juillet, Srebrenica et la Bosnie entière se rappellent-elles aux chancelleries occidentales qui préféreraient les oublier ­ elles et les deux hommes de main de Milosevic les plus emblématiques, Radovan Karadzic et Ratko Mladic. Carla Del Ponte, procureur général du TPI s'est rendue à Potocari afin de dénoncer, une fois encore, le scandale de la liberté et de l'impunité offertes aux deux génocidaires depuis leur inculpation en 1995. La volonté politique de ne pas les arrêter les premières années après Dayton est avérée : jusqu'en 1997, Karadzic passait tous les jours impunément les check points de la Sfor, pour se rendre de chez lui au siège de son parti, en entité serbe de Bosnie, tandis que Mladic a poursuivi jusqu'en 2002 des activités militaires honorifiques en Serbie. Il est vrai qu'ils avaient tous deux menacé de dénoncer leurs «complices occidentaux» (ceux avec lesquels ils ont si longtemps négocié) si jamais ils étaient transférés au TPI. Il est vrai aussi que la décision de ne pas évacuer la population de Srebrenica après la chute de l'enclave, mais de la sacrifier à ses tortionnaires, fut prise dans la soirée du 11 juillet 1995, par le Secrétaire général de l'ONU, à l'écoute des représentants de certains pays, parmi les permanents du Conseil de sécurité. Mais, des années après les massacres, il semblerait que l'Union européenne ­ du moins quatre de ses membres, dont la France, qui recouvre une certaine dignité face à ce génocide ­ ait choisi de défendre des principes sans lesquels elle perdrait toute crédibilité : comment accueillir en son sein un pays qui protège de tels criminels de guerre ?

Par ailleurs, José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, a promis le 17 février à Boris Tadic, président de Serbie, de conclure un accord de stabilisation et d'association (ASA) avec la Serbie en octobre 2006. Il a ajouté que si obstacles il y avait, ils devraient disparaître, être «déplacés» (be removed), sans définir la nature exacte de ces obstacles (la pugnacité de Carla Del Ponte, la mauvaise volonté des dirigeants serbes, ou Mladic lui-même ?). Dans le même temps, nous assistons depuis octobre 2005 à une série de gesticulations et farces diplomatiques, à une mascarade de non arrestation de Mladic qui mit le feu aux rédactions le 21 février, jusqu'aux illusoires promesses du Premier ministre serbe Vojislav Kostunica d'une improbable reddition volontaire de Mladic, protégé par les autorités militaires de Serbie... Et finalement à sa non arrestation, alors que le gouvernement de Belgrade l'avait «à portée de main», selon Carla Del Ponte, précisément informée par la cellule de Renseignements du TPI.

Les ouvertures et menaces de fermeture de la porte de l'UE se sont succédé depuis octobre, jusqu'à sa fermeture en mai, mais sans réelle volonté politique de la majorité des membres de l'UE : ainsi, la traduction voulue par Bruxelles de l'anglais «disrupt», pour qualifier l'arrêt sous conditions des négociations, ne fut pas «suspendue» mais «perturbée» : message linguistique de flou diplomatique et de laxisme politique. Et, contrairement à ce qui fut imposé à la Croatie avant l'arrestation d'Ante Gotovina, l'unanimité des 25 ne sera pas requise pour la reprise des négociations, aucun pays ne pouvant user d'un veto pour défendre les principes sur lesquels se fonde a priori l'Europe. Dernier essai du nationaliste Kostunica sous les projecteurs diplomatiques, le 17 juillet à Bruxelles : il aurait enfin, onze ans après l'inculpation de Mladic, «un plan» pour le capturer. Selon les relations commerciales de chaque membre de l'UE avec la Serbie, ces nièmes promesses illusoires sont accueillies avec enthousiasme ou le plus grand scepticisme, tandis que certains diplomates énoncent déjà la possibilité d'une reprise des négociations pour l'ASA avec la Serbie en octobre.

Est-ce dans cette perspective, alors que le négationnisme concernant le génocide bosniaque a actuellement droit de cité dans certaines capitales européennes et qu'une chanson serbe «Egorgeons» circule sur Internet à la gloire des héros Karadzic et Mladic, que la «disparition» de Ratko Mladic semble programmée ? Faisant peut-être partie du plan, une information titrée «Mladic mourant», publiée par l'agence de presse Kurir (à la solde des services secrets serbes), et relayée par Reuters, a été publiée le 23 mai dernier par divers journaux européens. Cet article précisait que Mladic aurait été «victime d'une attaque cérébrale», qu'il serait «dans un état critique» et aurait «peu de chance de survivre». La logique voudrait que des autorités serbes et internationales demandent où se trouve le malade à l'agonie. Le texte précise que Mladic aurait déjà souffert de deux autres attaques cérébrales : en 1995, à la fin de la guerre en Bosnie, et en 1999. Sans doute faut-il voir là des circonstances atténuantes pour le génocidaire et en conclure que, lors des massacres de Srebrenica, dont il fut l'homme de main, ses fonctions cérébrales étaient déjà altérées. De même pour la déferlante de nettoyage ethnique sur le Kosovo en 1999, alors que Mladic commandait encore certains corps d'armée présents sur les lieux des massacres. Mais il est légitime de se demander avant tout si les organes d'informations serbes nous préparent à sa disparition (dans les deux sens du terme ?).

Car, d'évidence, sa mort résoudrait le problème de l'entrée de la Serbie dans l'UE, quitte à priver de son procès (sa condamnation, mais surtout la vérité) les victimes survivantes, le monde, la justice internationale et l'histoire. Autre conséquence : le criminel ne serait plus un joker dans le jeu de la Serbie ; ainsi la haute diplomatie n'aurait plus à négocier l'indépendance du Kosovo contre la non arrestation et le non transfert définitifs de Mladic. Mais alors, dans le cas d'une annonce prochaine de cette «disparition», espérons que les dirigeants de ladite communauté internationale réclameront une preuve crédible de ce scoop : un test ADN pratiqué sur le défunt, sous contrôle international, le même que ceux qui identifient les exhumés des charniers de Srebrenica.